jeudi 7 avril 2016

Entretien avec Camille Laurens : Celle que vous croyez, éditions Gallimard.

Camille Laurens, Celle que vous croyez, Gallimard, 2016.

 

 

Camille Laurens, romancière, experte ès autofiction. Elle a déjà publié, sans compter les ouvrages collectifs et autres collaborations, seize ouvrages dont Dans ces bras-là, lauréat du prix Fémina et du prix Renaudot des lycéens. Un succès littéraire, donc. Et son talent est reconnu très haut : elle est officière de l'Ordre des Arts et des Lettres. Son dernier roman, Celle que vous croyez est publié aux éditions Gallimard.



L'écriture de soi.


Alex Mathiot : Avant de parler de ce qui fait votre actualité, j'aimerais aborder avec vous un aspect de votre travail : l'autofiction. Serge Dubrovsky dit que c'est "une fiction d'événements et de faits strictement réels." Quel est votre rapport à ce genre littéraire ? Est-ce que l'écriture de soi, l'écriture de vous est votre credo littéraire, ce pourquoi et ce pour quoi vous écrivez ?

C'est un genre très intéressant même si je récuse de plus en plus le mot d'autofiction parce qu'il est toujours employé de façon négative dans la presse et parmi le public ; c'est considéré comme un genre narcissique, nombriliste parce l'auteur est censé parler de soi. Je ne suis pas tout à fait d'accord pour être rangé sous cette bannière-là. Je préfère l'expression d'écriture de soi parce qu'en effet je considère que la matière avec laquelle je travaille mes romans est une matière autobiographique, le plus souvent. Mais pas toujours puisque j'ai écrit de nombreux romans que j'appellerais des romans traditionnels avec des personnages inventés, des histoires qui n'étaient pas du tout les miennes. Il est vrai que j'utilise de plus en plus mon expérience vécue pour composer des romans. Ce ne sont pas du tout des récits de vie, ce sont des romans avec des architectures très composées. C'est très construit. Et puis il y a une façon extrêmement fictionnelle de raconter l'expérience vécue.
Photo: Joël Saget Agence France-Presse


Il est vrai que certains critiques utilisent le terme d'autofiction avec une connotation péjorative, ce n'est pas mon cas. C'est une aventure du langage qui tend à problématiser le rapport entre l'écriture et l'expérience. La définition de Dubrovsky est intéressante : ce n'est pas une autobiographie, c'est se raconter soi mais par des expériences de langage. Et donc, c'est de la fiction.

Exactement ! Le style et la construction sont primordiaux dans l'autofiction telle que la conçoit Serge Dubrovsky, tout comme moi.


C'est cela qui peut peut-être révolutionner le roman : un texte autobiographique et littéraire qui présente de nombreux traits d'oralité, d’innovation formelle, de complexité narrative, de fragmentation, d'altérité... Est-ce que selon vous, ce genre littéraire est le genre littéraire qui caractérise ce début de XXI°s ? De nombreux.ses auteur.es s'y illustrent : Delphine de Vigan, Anne Berest, Nicolas Rey, ...

Si l'on fait une statistique sur l'ensemble des romans qui sont publiés, ce n'est pas un genre si écrasant qu'on le dit. Et d'ailleurs en partie parce que les auteurs ont très peur de cette étiquette et préfèrent s'en démarquer. Moi qui suis juré du prix Fémina, je puis vous dire qu'il y a des textes autofictionnels mais ne sont pas majoritaires. C'est un genre littéraire qui se développe en marge du roman classique, d'un roman qui parfois a fait son temps. J'en lis beaucoup, certains sont très bon, qui ont de la recherche stylistique, mais beaucoup d'autres sont ce que j'appelle des romans à la papa, c'est-à-dire écrits comme au XIX°s, alors que nous sommes au XXI°. Le renouvellement formel qu'apporte l'autofiction est intéressant.


Lisons la quatrième de couverture de Celle que vous croyez :
Vous vous appelez Claire, vous avez quarante-huit ans, vous êtes professeur, divorcée. Pour surveiller Jo, votre amant volage, vous créez un faux profil Facebook : vous devenez une jeune femme brune de vingt-quatre ans, célibataire, et cette photo où vous êtes si belle n’est pas la vôtre, hélas. C’est pourtant de ce double fictif que Christophe – pseudo KissChris – va tomber amoureux.
En un vertigineux jeu de miroirs entre réel et virtuel, Camille Laurens raconte les dangereuses liaisons d’une femme qui ne veut pas renoncer au désir.
Le personnage de Claire, la narratrice, s'adresse à son psychiatre, un certain Marc B., et de fait, par ce vous, qu'elle utilise, le lecteur devient presque le psychiatre. Est-ce s'adresser au lecteur avec cette deuxième personne du pluriel fait que, en plus d'avoir un narrateur intradiégétique, vous bousculez l'autofiction en faisant du lecteur un lecteur intradiégétique ?

C'est tout à fait juste. C'est vraiment le roman où je m'adresse le plus au lecteur, où je le prends à témoin, où parfois je le prends à partie. C'était nécessaire à ce moment-là dans mon travail d'écriture Peut-être parce que c'est un travail très solitaire, et là j'avais envie que le lecteur soit là, soit avec moi et je voulais qu'il ne me lâche pas du début à la fin, d'où cette construction un peu policière pour maintenir un suspens pour faire en sorte qu'il ait envie de rester jusqu'au bout.


« Internet, une machine à fantasmes »

 

Et bien, ça marche ! rires. Également, toujours au sujet du vous, dès les premières pages, je n'ai pu m'empêcher de penser à La Modification de Michel Butor.
C'est aussi un roman dans lequel vous vous posez en défenseure des femmes, passées un certain âge, avec la difficulté d'être encore désirable, et vous mettez en avant la place laissée aux femmes dans ce monde d'hommes, d'injustices liées à leur sexe et à leur genre.

J'ai pris comme point de départ mon expérience mais pour parler de toutes les femmes, parce que le fait de constater qu'à partir d'un certain âge, les femmes deviennent transparentes et qu'elles ne font plus partie du champ du désir, ni même de l'intérêt des hommes, c'est réduire les femmes à des simples corps-objets, et un corps-objet qui n'a plus d'utilité. Et du coup, en élargissant cela au statut des femmes dans le monde, cela devient un constat catastrophique, à savoir que les femmes sont considérées pour leur jeunesse, leur beauté, leur attrait sexuel, et c'est tout. Et d'ailleurs, c'est pour cela aussi qu'elles sont maltraitées partout dans le monde, et violées, et tuées. Elles sont comme des objets et non des sujets.


Vous parlez même de "date de péremption". C'est un mot très fort mais extrêmement juste parce que vous vous attaquez à ces modèles performatifs auxquels elles doivent se plier, et à partir du moment où on ne rentre pas/plus dans ce moule-là, on n'est plus considérée.
Vous soulevez les avatars du désir à l'heure des réseaux sociaux. Est-ce qu'Internet a bouleversé la façon de concrétiser l'amour ou alors est-ce que vous décrivez un nouvel amour, une nouvelle façon d'aimer, un amour 2.0 ?

Je ne crois pas vraiment que ce soit une nouvelle façon d'aimer au sens où l'amour a toujours été fondé en partie sur l'imagination, sur le rêve, sur le fantasme. Au fond on n'aime jamais vraiment l'autre, mais une représentation, une projection imaginaire que l'on se fait de l'autre. En revanche, ce qu'Internet et les réseaux sociaux permettent, c'est de transformer l'image que l'on veut donner de soi et donc de mentir, de manipuler l'autre en se présentant sous un jour mensonger. Il n'en reste pas moins que si l'on veut que quelque chose arrive, il faut à un moment se rencontrer dans la réalité, et là on revient aux situations traditionnelles des rencontres amoureuses, sauf que cela induit plus de déceptions puisque quand on a menti, donné une fausse image de soi sur Internet, dans le réel le dépit peut-être au rendez-vous. Internet est une machine à fantasmes.


On arrive à un temps d'amour consumériste, de la consommation des corps comme étant des objets (de désir) avec Internet, les applications de rencontres rapides, on zappe sur qui nous intéresse ou non, et on revient à ce que vous disiez, à partir du moment où le corps n'est pas consommable, on n'intéresse plus personne.

Tout à fait. Je dis à un moment dans le roman que "l'amour est une élection, pas une sélection." Il est vrai qu'avec tout cela, il tend à devenir une sélection où on peut choisir jusqu'à la couleur des cheveux, la taille ou même les revenus de son futur partenaire. Et ça, ça fait peur, on arrive presque à un supermarché de l'amour, et ce n'est pas ainsi que l'on a envie d'envisager les relations amoureuses.


Nous sommes tous des personnages de roman

 

Votre roman propose un jeu de miroir entre le réel et le virtuel, une mise en abyme du travail de l'écrivain également. Est-ce que si je vous pose l'étiquette assassine de lacanien sur votre roman, est-ce qu'elle vous dit quelque chose ?

Rires. Disons que ce que j'ai retenu de Lacan, c'est d'une part le jeu sur le langage, sur la matière sonore du langage, tout cela m'intéresse beaucoup, en tant qu'écrivain, je travaille avec la matière de la langue. Plus précisément, Lacan a défini le moi comme étant toujours sur une ligne de fiction. Cela recoupe mes préoccupations en tant que romancière : on ne peut pas définir quelqu'un de manière carrée, précise, en posant son identité sur la table, parce qu'on ne se connaît jamais vraiment soi-même, on ne connait jamais l'autre, on est toujours dans des représentations imaginaires, donc dans des romans. Nous sommes tous des personnages de roman les uns pour les autres. Et cela, Lacan a eu le mérite, entre autres, de le dire très nettement.


Et si nous sommes tous des personnages de roman, peut-être que nos vies sont de l'autofiction...?

Oui car nous sommes des êtres de langage, nous nous construisons aussi à travers nos paroles, celles des autres, nous construisons des images à travers ce qui nous est dit. Le langage construit un roman permanent de notre propre vie. Il n'y a pas de vérité. Il y a des moments de vérité, tout un feuilletage de masques en fonction des moments, des personnes avec qui nous sommes. C'est très difficile de parler de vérité, mais il y a une vérité romanesque.


Dans la troisième partie du roman, fait irruption une nouvelle narratrice, Camille, écrivain de son état, ajoute encore plus de trouble de la lecture, ce trouble dans le genre littéraire. Était-ce que vous cherchiez à faire ?

Ma grande question, depuis le moment où j'ai pris un pseudonyme, ce prénom Camille, qui peut être aussi bien un prénom d'homme qu'un prénom de femme, c'est la question de l'identité. L'identité sexuelle, qu'est-ce qu'être un homme, une femme, est-ce qu'on peut parler soi-même de féminin, de part masculine... Cela m'a intéressé, et j'en parle dans plusieurs de mes romans. Et aussi de l'identité historique : est-ce que je suis la même maintenant que quand j'avais 6 ou 15 ans. Toutes les formes de transformation de l'identité, en somme. On n'a pas un moi fixe, mais un moi changeant, soumis à des variations constantes. Ce qui est très intéressant dans l'autofiction, c'est que c'est un genre qui permet de réfléchir sur cette question du genre, y compris du genre littéraire : est-ce que l'on peut être sincère, est-ce que quand on parle de soi, on n'est pas obligatoirement dans une forme de fiction, parce que la sincérité en littérature comme dans la vie n'existe pas, il y a forcément des choses qu'on ne dit pas, des choses qu'on transforme car en les disant, on en modifie la perception, ...? Toutes ces questions m'intéressent beaucoup, et c'est pour cela que dans tous mes romans, il y a un personnage de romancière qui s'appelle Camille, parce que l'autofiction permet de réfléchir à sa propre pratique d'écrivain. Non seulement j'écris des histoires, mais j'écris en réfléchissant à la manière dont je les écris.


Merci à Camille Laurens.



Écouter l'intégralité de l'entretien sur Radio Shalom Besançon dans l'émission Caractères :




Propos recueillis par Alex Mathiot © Radio Shalom Besançon 2016

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