Camille Laurens, Celle que vous croyez, Gallimard, 2016.
Camille Laurens, romancière, experte ès autofiction. Elle a déjà publié, sans compter les ouvrages collectifs et autres collaborations, seize ouvrages dont Dans ces bras-là, lauréat du prix Fémina et du prix Renaudot des lycéens. Un succès littéraire, donc. Et son talent est reconnu très haut : elle est officière de l'Ordre des Arts et des Lettres. Son dernier roman, Celle que vous croyez est publié aux éditions Gallimard.
L'écriture de soi.
Alex
Mathiot : Avant de parler de ce qui fait votre actualité, j'aimerais
aborder avec vous un aspect de votre travail : l'autofiction. Serge
Dubrovsky dit que c'est "une fiction d'événements et de faits
strictement réels." Quel est votre rapport à ce genre littéraire ?
Est-ce que l'écriture de soi, l'écriture de vous est votre credo littéraire, ce pourquoi et ce pour quoi vous écrivez ?
C'est
un genre très intéressant même si je récuse de plus en plus le mot
d'autofiction parce qu'il est toujours employé de façon négative dans la
presse et parmi le public ; c'est considéré comme un genre narcissique,
nombriliste parce l'auteur est censé parler de soi. Je ne suis pas tout
à fait d'accord pour être rangé sous cette bannière-là. Je préfère
l'expression d'écriture de soi parce qu'en effet je considère que la
matière avec laquelle je travaille mes romans est une matière
autobiographique, le plus souvent. Mais pas toujours puisque j'ai écrit
de nombreux romans que j'appellerais des romans traditionnels
avec des personnages inventés, des histoires qui n'étaient pas du tout
les miennes. Il est vrai que j'utilise de plus en plus mon expérience
vécue pour composer des romans. Ce ne sont pas du tout des récits de
vie, ce sont des romans avec des architectures très composées. C'est
très construit. Et puis il y a une façon extrêmement fictionnelle de
raconter l'expérience vécue.
Il
est vrai que certains critiques utilisent le terme d'autofiction avec
une connotation péjorative, ce n'est pas mon cas. C'est une aventure du
langage qui tend à problématiser le rapport entre l'écriture et
l'expérience. La définition de Dubrovsky est intéressante : ce n'est pas
une autobiographie, c'est se raconter soi mais par des expériences de
langage. Et donc, c'est de la fiction.
Exactement ! Le style et la construction sont primordiaux dans l'autofiction telle que la conçoit Serge Dubrovsky, tout comme moi.
C'est
cela qui peut peut-être révolutionner le roman : un texte
autobiographique et littéraire qui présente de nombreux traits
d'oralité, d’innovation formelle, de complexité narrative, de fragmentation,
d'altérité... Est-ce que selon vous, ce genre littéraire est le genre
littéraire qui caractérise ce début de XXI°s ? De nombreux.ses auteur.es
s'y illustrent : Delphine de Vigan, Anne Berest, Nicolas Rey, ...
Si
l'on fait une statistique sur l'ensemble des romans qui sont publiés,
ce n'est pas un genre si écrasant qu'on le dit. Et d'ailleurs en partie
parce que les auteurs ont très peur de cette étiquette et préfèrent s'en
démarquer. Moi qui suis juré du prix Fémina, je puis vous dire qu'il y a
des textes autofictionnels mais ne sont pas majoritaires. C'est un
genre littéraire qui se développe en marge du roman classique, d'un
roman qui parfois a fait son temps. J'en lis beaucoup, certains sont
très bon, qui ont de la recherche stylistique, mais beaucoup d'autres
sont ce que j'appelle des romans à la papa, c'est-à-dire écrits
comme au XIX°s, alors que nous sommes au XXI°. Le renouvellement formel
qu'apporte l'autofiction est intéressant.
Lisons la quatrième de couverture de Celle que vous croyez :
Vous vous appelez Claire, vous avez quarante-huit ans, vous êtes professeur, divorcée. Pour surveiller Jo, votre amant volage, vous créez un faux profil Facebook : vous devenez une jeune femme brune de vingt-quatre ans, célibataire, et cette photo où vous êtes si belle n’est pas la vôtre, hélas. C’est pourtant de ce double fictif que Christophe – pseudo KissChris – va tomber amoureux.En un vertigineux jeu de miroirs entre réel et virtuel, Camille Laurens raconte les dangereuses liaisons d’une femme qui ne veut pas renoncer au désir.
Le personnage de Claire, la narratrice, s'adresse à son psychiatre, un certain Marc B., et de fait, par ce vous,
qu'elle utilise, le lecteur devient presque le psychiatre. Est-ce
s'adresser au lecteur avec cette deuxième personne du pluriel fait que,
en plus d'avoir un narrateur intradiégétique, vous bousculez
l'autofiction en faisant du lecteur un lecteur intradiégétique ?
C'est
tout à fait juste. C'est vraiment le roman où je m'adresse le plus au
lecteur, où je le prends à témoin, où parfois je le prends à partie.
C'était nécessaire à ce moment-là dans mon travail d'écriture Peut-être
parce que c'est un travail très solitaire, et là j'avais envie que le
lecteur soit là, soit avec moi et je voulais qu'il ne me lâche pas du
début à la fin, d'où cette construction un peu policière pour maintenir
un suspens pour faire en sorte qu'il ait envie de rester jusqu'au bout.
« Internet, une machine à fantasmes »
Et bien, ça marche ! rires. Également, toujours au sujet du vous, dès les premières pages, je n'ai pu m'empêcher de penser à La Modification de Michel Butor.
C'est
aussi un roman dans lequel vous vous posez en défenseure des femmes,
passées un certain âge, avec la difficulté d'être encore désirable, et
vous mettez en avant la place laissée aux femmes dans ce monde d'hommes,
d'injustices liées à leur sexe et à leur genre.
J'ai
pris comme point de départ mon expérience mais pour parler de toutes
les femmes, parce que le fait de constater qu'à partir d'un certain âge,
les femmes deviennent transparentes et qu'elles ne font plus partie du
champ du désir, ni même de l'intérêt des hommes, c'est réduire les
femmes à des simples corps-objets, et un corps-objet qui n'a plus
d'utilité. Et du coup, en élargissant cela au statut des femmes dans le
monde, cela devient un constat catastrophique, à savoir que les femmes
sont considérées pour leur jeunesse, leur beauté, leur attrait sexuel,
et c'est tout. Et d'ailleurs, c'est pour cela aussi qu'elles sont
maltraitées partout dans le monde, et violées, et tuées. Elles sont
comme des objets et non des sujets.
Vous
parlez même de "date de péremption". C'est un mot très fort mais
extrêmement juste parce que vous vous attaquez à ces modèles
performatifs auxquels elles doivent se plier, et à partir du moment où
on ne rentre pas/plus dans ce moule-là, on n'est plus considérée.
Vous
soulevez les avatars du désir à l'heure des réseaux sociaux. Est-ce
qu'Internet a bouleversé la façon de concrétiser l'amour ou alors est-ce
que vous décrivez un nouvel amour, une nouvelle façon d'aimer, un amour
2.0 ?
Je
ne crois pas vraiment que ce soit une nouvelle façon d'aimer au sens où
l'amour a toujours été fondé en partie sur l'imagination, sur le rêve,
sur le fantasme. Au fond on n'aime jamais vraiment l'autre, mais une
représentation, une projection imaginaire que l'on se fait de l'autre.
En revanche, ce qu'Internet et les réseaux sociaux permettent, c'est de
transformer l'image que l'on veut donner de soi et donc de mentir, de
manipuler l'autre en se présentant sous un jour mensonger. Il n'en reste
pas moins que si l'on veut que quelque chose arrive, il faut à un
moment se rencontrer dans la réalité, et là on revient aux situations
traditionnelles des rencontres amoureuses, sauf que cela induit plus de
déceptions puisque quand on a menti, donné une fausse image de soi sur
Internet, dans le réel le dépit peut-être au rendez-vous. Internet est
une machine à fantasmes.
On
arrive à un temps d'amour consumériste, de la consommation des corps
comme étant des objets (de désir) avec Internet, les applications de
rencontres rapides, on zappe sur qui nous intéresse ou non, et on
revient à ce que vous disiez, à partir du moment où le corps n'est pas
consommable, on n'intéresse plus personne.
Tout
à fait. Je dis à un moment dans le roman que "l'amour est une élection,
pas une sélection." Il est vrai qu'avec tout cela, il tend à devenir
une sélection où on peut choisir jusqu'à la couleur des cheveux, la
taille ou même les revenus de son futur partenaire. Et ça, ça fait peur,
on arrive presque à un supermarché de l'amour, et ce n'est pas ainsi
que l'on a envie d'envisager les relations amoureuses.
Nous sommes tous des personnages de roman
Votre roman propose un jeu de miroir entre le réel et le virtuel, une mise en abyme du travail de l'écrivain également. Est-ce que si je vous pose l'étiquette assassine de lacanien sur votre roman, est-ce qu'elle vous dit quelque chose ?
Rires.
Disons que ce que j'ai retenu de Lacan, c'est d'une part le jeu sur le
langage, sur la matière sonore du langage, tout cela m'intéresse
beaucoup, en tant qu'écrivain, je travaille avec la matière de la
langue. Plus précisément, Lacan a défini le moi comme étant toujours sur une ligne de fiction. Cela recoupe mes préoccupations
en tant que romancière : on ne peut pas définir quelqu'un de manière
carrée, précise, en posant son identité sur la table, parce qu'on ne se
connaît jamais vraiment soi-même, on ne connait jamais l'autre, on est
toujours dans des représentations imaginaires, donc dans des romans.
Nous sommes tous des personnages de roman les uns pour les autres. Et
cela, Lacan a eu le mérite, entre autres, de le dire très nettement.
Et si nous sommes tous des personnages de roman, peut-être que nos vies sont de l'autofiction...?
Oui
car nous sommes des êtres de langage, nous nous construisons aussi à
travers nos paroles, celles des autres, nous construisons des images à
travers ce qui nous est dit. Le langage construit un roman permanent de
notre propre vie. Il n'y a pas de vérité. Il y a des moments de vérité,
tout un feuilletage de masques en fonction des moments, des personnes
avec qui nous sommes. C'est très difficile de parler de vérité, mais il y
a une vérité romanesque.
Dans
la troisième partie du roman, fait irruption une nouvelle narratrice,
Camille, écrivain de son état, ajoute encore plus de trouble de la
lecture, ce trouble dans le genre littéraire. Était-ce que vous cherchiez à faire ?
Ma
grande question, depuis le moment où j'ai pris un pseudonyme, ce prénom
Camille, qui peut être aussi bien un prénom d'homme qu'un prénom de
femme, c'est la question de l'identité. L'identité sexuelle, qu'est-ce
qu'être un homme, une femme, est-ce qu'on peut parler soi-même de
féminin, de part masculine... Cela m'a intéressé, et j'en parle dans
plusieurs de mes romans. Et aussi de l'identité historique : est-ce que
je suis la même maintenant que quand j'avais 6 ou 15 ans. Toutes les
formes de transformation de l'identité, en somme. On n'a pas un moi fixe, mais un moi
changeant, soumis à des variations constantes. Ce qui est très
intéressant dans l'autofiction, c'est que c'est un genre qui permet de
réfléchir sur cette question du genre, y compris du genre littéraire :
est-ce que l'on peut être sincère, est-ce que quand on parle de soi, on
n'est pas obligatoirement dans une forme de fiction, parce que la
sincérité en littérature comme dans la vie n'existe pas, il y a
forcément des choses qu'on ne dit pas, des choses qu'on transforme car
en les disant, on en modifie la perception, ...? Toutes ces questions
m'intéressent beaucoup, et c'est pour cela que dans tous mes romans, il y
a un personnage de romancière qui s'appelle Camille, parce que
l'autofiction permet de réfléchir à sa propre pratique d'écrivain. Non
seulement j'écris des histoires, mais j'écris en réfléchissant à la
manière dont je les écris.
Merci à Camille Laurens.
Écouter l'intégralité de l'entretien sur Radio Shalom Besançon dans l'émission Caractères :
Propos recueillis par Alex Mathiot © Radio Shalom Besançon 2016
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