jeudi 7 avril 2016

Entretien avec Philippe Besson : "Les Passants de Lisbonne", éditions Julliard.

Philippe Besson, Les Passants de Lisbonne, Julliard, 2016.

 

  Un roman qui chante du fado.

 




Philippe Besson est écrivain, romancier, dramaturge et scénariste. Un auteur fin. Un auteur sensible. Un auteur vrai, mais surtout un vrai auteur. Dont on a terriblement besoin.
Après Vivre vite, publié en 2015, à l’occasion du 60ème anniversaire de la mort de cette étoile filante que fut James Dean, il nous propose son 16ème roman. On quitte les États-Unis pour le vieux continent, et un vieux pays, et surtout une vieille ville, ni heureuse, ni triste, comme ses habitants, une ville à l’aura bleue-noire, aux rues désuètes, au tram jaunes et leur sièges en bois, une ville de souffrance et d’espoir, incarnation de la saudade par antonomase, une épine douce et amère. Lisbonne. Les Passants de Lisbonne, publié aux éditions Julliard, le dernier roman de Philippe Besson.


Je regarde Marguerite Duras en levant les yeux.


Alex Mathiot : On vous a comparé parfois à Marguerite Duras, avec votre écriture épurée, mais aussi sur votre aspect d’écrivain de l’intime. Est-ce que pour vous cette écriture de l’intimité est un credo littéraire ?

Philippe Besson : C'en est un pour moi. Évidemment, je me définis comme un écrivain du sensible, du sensoriel, de la sensualité, un écrivain du lien. Ce qui m'intéresse, c'est ce qui rassemble les êtres et qui parfois les désunit. L'envie d'être ensemble et la nécessité de se séparer ou, par rapport aux disparus, le manque, l'absence. Ce sont des choses qui, je pense, apparaissent au fil de mes livres. Pour autant, la comparaison avec Duras me parait un peu trop flatteuse. J'ai une admiration folle pour Marguerite Duras, c'est un des écrivains majeurs du XX° siècle, je la regarde en levant les yeux et donc je ne peux pas prétendre jouer dans la même catégorie, dans la même division. Mais effectivement, sur l'écriture épurée, sur le désir de s'intéresser au plus près aux êtres, j'imagine qu'il y a un peu de cousinage ou de voisinage entre elle et moi.


Dans votre précédent ouvrage, Vivre vite, vous faisiez le portrait à plusieurs voix de James Dean, acteur vite propulsé dans la lumière, et dont la vie fut fugace, un feu d’artifice, mais vous l’avez dépeint non pas du point de vue de la célébrité, celui que le public a, mais du point de vue intérieur, intime, encore... On retrouve cette volonté là.

Ce qui m'intéressait, c'était moins de parler de l'icône ou de l'idole que de parler du jeune homme. J'avais l'impression qu'on savait beaucoup de choses sur le jeune homme sur grand écran, la moue boudeuse, sur les trois films, sur la mort prématurée, mais surtout l'impression qu'on ne savait pas grand chose sur le garçon, l'adolescent qu'il avait été, sur les années qu'il a traversées avant la gloire. Je me suis intéressé à cela et je me suis rendu compte que c'était un garçon inconsolable de la disparition prématurée de sa mère, dans le même mouvement il est abandonné par son père qui n'a pas les moyens de l'élever et qui le renvoie dans son Indiana natal où il va être élevé par un oncle et une tante. Il est vrai que ça m'intéressait de raconter ce parcours-là et de le faire à travers un roman choral. Je me suis rendu compte en lisant plusieurs biographies que les gens disaient qu'ils ne le connaissaient pas vraiment, qu'il était passé si vite dans leurs existences, comme une étoile filante comme vous le disiez. Si je voulais dresser un portrait total de James Dean, il fallait que j'accumule les témoignages. Alors, j'ai inventé ou pastiché une trentaine de voix qui s'expriment à son sujet et qui racontent un James Dean intime, un James Dean de l'intérieur avec ses fêlures, avec ses blessures, avec ses doutes, avec ses inquiétudes, avec son arrogance, avec son insolence, avec son mal-être, avec cette espèce de course à l'abîme qui caractérise toute son existence. 


Cela donne en définitive l'effet d'un documentaire comme si vous interviewiez ces personnes face caméra.

Dans les documentaires que l'on nous montre à la télévision où on raconte un disparu célèbre, il y a toujours des survivants qui parlent d'un mort. J'ai eu envie de garder le dispositif, mais en l'inversant : le mort parle lui-même au présent de l'indicatif, inconscient du sort qui l'attend, et les autres gens qui parlent sont des morts et semblent s'exprimer d'une sorte d'outre tombe, avec une pré-science : on connait la fin de l'histoire et on vous la raconte. 


Des naufragés de l'existence.


Et il est vrai que, même nous lecteurs, connaissons la fin, mais on ne peut pour autant décrocher de votre roman.
Venons-en à votre actualité, Les Passants de Lisbonne, publié aux éditions Julliard. Un roman absolument bessonien. Lisbonne est le témoin d'une rencontre : Hélène et Mathieu sont tous deux en errance dans un hôtel de la ville. Perdu et solitaire car chacun porte le poids d'une disparition. Le mari d'Hélène est mort dans un tremblement de terre alors que Mathieu subit la rupture de son couple... Même si leur souffrance n'est pas comparable, ils vont tous deux écouter, parler et finalement panser les blessures de l'autre. Ce sont deux naufragés de l’existence, en somme.

Naufragés... Une expression qui me va bien. On a l'impression qu'ils étaient sur le même bateau, que le bateau a coulé et qu'ils sont comme ça ballottés sur les flots, et qu'ils cherchent une planche de salut et ils vont comprendre que leur planche de salut, c'est l'autre. Ils vont s'étreindre comme des naufragés pour essayer de se sauver l'un l'autre et de revenir vers la terre ferme. Ce sont des gens qui effectivement ont vécu un traumatisme très violent, la perte de l'être aimé ; ils sont démunis, désorientés, désemparés. Ils ne se connaissent pas, ils sont tous les deux à Lisbonne pour des raisons différentes, mais sans se connaitre, ils vont se reconnaitre. C'est comme si l'un voyait en l'autre son propre chagrin, une sorte d'effet miroir de leur propre tristesse, et c'est ce qui va les rapprocher. Mathieu, voyant cette femme triste dans le hall de cet hôtel va s'approcher d'elle et va lui demander ce qu'elle fait là...

La morsure de la disparition


Ces personnages, deux solitaires, l'un s'assoit à côté de l'autre, ils se parlent, ils se livrent, ils s'ouvrent. Ce sont des passants car leurs deux vies se croisent, et ils se promènent dans cette ville que vous décrivez à la perfection. Et ces personnages sont dans la souffrance. Cette souffrance, vous avez choisi de l’associer à Lisbonne.

Je trouvais que c'était un écrin formidable pour accueillir cette forme de souffrance, le manque issu de la disparition, la morsure de la disparition. Lisbonne est une ville très marquée par la mélancolie, par la fameuse saudade. Il y a quelque chose de profondément nostalgique, une tristesse dans laquelle baigne cette ville. Et en même temps, il y a, le soir venu, dans les quartiers, la vie qui rejaillit. Et je me suis dit, au fond, faire son deuil, c'est cela. C'est à la fois connaitre toutes les états du chagrin, et c'est revenir vers les vivants et être dans une forme de résurrection. Lisbonne, c'est cela, c'est un mélange de la mort qui rôde et de la vie qui revient. Par ailleurs, ça faisait longtemps que j'avais envie d'écrire sur Lisbonne, qui est une ville que j'aime profondément, c'était l'occasion enfin de parler d'elle, et d'en faire un personnage à part entière du roman. Hélène et Mathieu y déambulent beaucoup, il lui fait découvrir la ville, il lui prend la main et il l'emmène dans les rues de Lisbonne.


Une infatigable espérance


Est-ce que Lisbonne et l’ambiance qu’elle dégage, que vous transcrivez avec votre sens acéré des atmosphères, tel un troisième personnage de votre roman, est aussi en souffrance ? 

Lisbonne est un personnage. Souvent, j'écris mes livres à la première personne du singulier et au présent, ce qui fait que je deviens le personnage central de l'histoire. Ici, je ne voulais pas le faire. Je voulais qu'il y ait une espèce d'équivalence entre Hélène et Mathieu, raconter leur deux chagrins. Donc il y a un il et un elle. Et de fait, le vrai narrateur, c'est Lisbonne. C'est celui que j'ai le mieux investi. J'écris presque du point de vue de la ville. Elle est très présente et j'espère que ceux qui lisent le livre sentent les atmosphères, les façades presque écroulées, les rues pavées, le grincement des tramways,
la lumière blanche sous le soleil l'été, la présence du Tage, la colline. Tout cela est présent dans le livre. C'est une ville qui est marquée par une douleur intime, mais cette douleur est toujours corrigée par une sorte d'infatigable espérance par la volonté de s'en sortir malgré tout : comme si on nous envoyait des épreuves, mais qu'on allait les surmonter. Lisbonne est métaphorique de cela.


C'est cela en définitive la saudade. Ce n'est pas une simple tristesse, c'est aussi un espoir de jours meilleurs.

C'est danser au dessus d'un volcan. On est au-dessus du volcan et on voit bien que c'est un gouffre et qu'on pourrait y être englouti, mais en même temps, on danse. On est encore heureux, on est encore joyeux et on peut espérer être dans une forme de légèreté et d'insouciance. Quand vous allez dans la Bairro Alto, dans le Chiado, à Alfama, il y a des petits cafés un peu partout, il y a de la musique dans les rues, il y a des gens qui trinquent, qui crient, qui chantent, qui dansent, qui s'amusent, et qui essaient d'oublier leur propre tristesse.


D’ailleurs, en lisant vos pages, on entend le fado de Lisbonne. Cette musique aux guitares et à la voix pincée, le fado, fatum, le destin, la fatalité. C'est ce que subissent les personnages. Un deuil et une séparation inévitables. Et leur rencontre, « c'est la magie de la ville qui a tout organisé ». Ils se sont croisés par hasard, ils sont les deux dans la fatalité et de fait Lisbonne est le meilleur des écrins pour les accueillir.

Absolument. C'est la magie de la ville qui  a fait qu'ils se rencontrent. Ce sont des gens guidés et écrasés par le destin. Hélène, en voyant les images d'un ville qui s'écroule à la télévision, en direct, elle réalise que c'est la ville où se trouve son mari. Il y a une sorte de destin qui est en marche qui est absolument terrible. Et c'est par le fait qu'ils se trouvent là les deux au même moment par le plus grand des hasards qu'une rencontre va être possible et c'est cette rencontre qui fait qu'une espérance et une résurrection va être possible. Chacun a choisi un mode opératoire une peu différent : elle est à Lisbonne dans une forme d'enfermement, de claustration, de solitude ; lui a choisi les nuits fauves de Lisbonne, l'égarement, l'ivresse, la multiplication des rencontres, les corps chaque nuit différents, et ils vont se rendre compte l'un et l'autre que cela ne règle aucun de leur problèmes et que finalement c'est en se parlant, en mettant des mots sur ce qui les a fracassés qu'ils vont peut-être réussir à s'en sortir. C'est aussi Lisbonne qui libère la parole.


Vous apportez un concept très lisboète, celui de l'exil. Le Portugal est un pays qui a énormément souffert par son passé politique, sa situation économique. L'exil est donc intrinsèque à ce pays. D’ailleurs vous faites dire à Mathieu qu’il est là pour une vacance, pour faire le vide. “C’est curieux comme on compte sur les exils pour régler nos névroses et comme on doit convenir rapidement qu’ils ne règlent rien. Au mieux, ils apaisent des névralgies.”

Bien sûr. Elle décide de quitter Paris car c'est là qu'elle a appris que son mari était mort et elle se dit qu'ainsi elle va quitter la souffrance. Sauf que la souffrance n'est pas un bagage que l'on laisse en consigne à l'aéroport, on l'emporte avec soi. Et elle le découvre quand elle arrive à Lisbonne. Cependant, il faut partir pour savoir cela. Ce ne sont pas les lieux qui changent les choses, c'est comment par notre courage ou notre détermination on arrive à surmonter le deuil qui nous accapare.


J'avais, en lisant votre roman, en tête cette citation de Fernando Pessoa, dans le Livre de l’intranquillité, qui dit que « Les maux de l'esprit, malheureusement, font moins souffrir que ceux de la sensibilité, et ceux-ci moins que ceux du corps. Je dis « malheureusement » parce que la dignité humaine demanderait l'inverse. Aucune sensation angoissée du mystère ne peut faire souffrir comme l'amour, la jalousie ou le regret, ne peut suffoquer comme une peur physique intense, ou transformer comme la colère ou l'ambition. » Je trouve qu'elle résume absolument tout ce que vous venez de dire.

Absolument. Et Pessoa m'a beaucoup accompagné dans l'écriture du livre parce que c'est vrai qu'il est comme une espèce d'ombre portée. Vous ne pouvez pas écrire sur Lisbonne sans penser à lui, sans être porté par lui, à la fois sa rêverie, sa mélancolie, son désespoir. Il a été le premier grand passeur de l'âme portugaise, celui qui a parlé le mieux de Lisbonne, personne jamais ne parlera aussi bien d'elle que l'a fait lui. Son fantôme est encore dans la ville. Il y a même des pochoirs sur les murs de la ville, il y a des statues. Il est consubsentiel à cette ville. Je ne pouvais pas ne pas le citer.


Merci à Philippe Besson.

 
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Propos recueillis par Alex Mathiot © Radio Shalom Besançon 2016 

Entretien avec Camille Laurens : Celle que vous croyez, éditions Gallimard.

Camille Laurens, Celle que vous croyez, Gallimard, 2016.

 

 

Camille Laurens, romancière, experte ès autofiction. Elle a déjà publié, sans compter les ouvrages collectifs et autres collaborations, seize ouvrages dont Dans ces bras-là, lauréat du prix Fémina et du prix Renaudot des lycéens. Un succès littéraire, donc. Et son talent est reconnu très haut : elle est officière de l'Ordre des Arts et des Lettres. Son dernier roman, Celle que vous croyez est publié aux éditions Gallimard.



L'écriture de soi.


Alex Mathiot : Avant de parler de ce qui fait votre actualité, j'aimerais aborder avec vous un aspect de votre travail : l'autofiction. Serge Dubrovsky dit que c'est "une fiction d'événements et de faits strictement réels." Quel est votre rapport à ce genre littéraire ? Est-ce que l'écriture de soi, l'écriture de vous est votre credo littéraire, ce pourquoi et ce pour quoi vous écrivez ?

C'est un genre très intéressant même si je récuse de plus en plus le mot d'autofiction parce qu'il est toujours employé de façon négative dans la presse et parmi le public ; c'est considéré comme un genre narcissique, nombriliste parce l'auteur est censé parler de soi. Je ne suis pas tout à fait d'accord pour être rangé sous cette bannière-là. Je préfère l'expression d'écriture de soi parce qu'en effet je considère que la matière avec laquelle je travaille mes romans est une matière autobiographique, le plus souvent. Mais pas toujours puisque j'ai écrit de nombreux romans que j'appellerais des romans traditionnels avec des personnages inventés, des histoires qui n'étaient pas du tout les miennes. Il est vrai que j'utilise de plus en plus mon expérience vécue pour composer des romans. Ce ne sont pas du tout des récits de vie, ce sont des romans avec des architectures très composées. C'est très construit. Et puis il y a une façon extrêmement fictionnelle de raconter l'expérience vécue.
Photo: Joël Saget Agence France-Presse


Il est vrai que certains critiques utilisent le terme d'autofiction avec une connotation péjorative, ce n'est pas mon cas. C'est une aventure du langage qui tend à problématiser le rapport entre l'écriture et l'expérience. La définition de Dubrovsky est intéressante : ce n'est pas une autobiographie, c'est se raconter soi mais par des expériences de langage. Et donc, c'est de la fiction.

Exactement ! Le style et la construction sont primordiaux dans l'autofiction telle que la conçoit Serge Dubrovsky, tout comme moi.


C'est cela qui peut peut-être révolutionner le roman : un texte autobiographique et littéraire qui présente de nombreux traits d'oralité, d’innovation formelle, de complexité narrative, de fragmentation, d'altérité... Est-ce que selon vous, ce genre littéraire est le genre littéraire qui caractérise ce début de XXI°s ? De nombreux.ses auteur.es s'y illustrent : Delphine de Vigan, Anne Berest, Nicolas Rey, ...

Si l'on fait une statistique sur l'ensemble des romans qui sont publiés, ce n'est pas un genre si écrasant qu'on le dit. Et d'ailleurs en partie parce que les auteurs ont très peur de cette étiquette et préfèrent s'en démarquer. Moi qui suis juré du prix Fémina, je puis vous dire qu'il y a des textes autofictionnels mais ne sont pas majoritaires. C'est un genre littéraire qui se développe en marge du roman classique, d'un roman qui parfois a fait son temps. J'en lis beaucoup, certains sont très bon, qui ont de la recherche stylistique, mais beaucoup d'autres sont ce que j'appelle des romans à la papa, c'est-à-dire écrits comme au XIX°s, alors que nous sommes au XXI°. Le renouvellement formel qu'apporte l'autofiction est intéressant.


Lisons la quatrième de couverture de Celle que vous croyez :
Vous vous appelez Claire, vous avez quarante-huit ans, vous êtes professeur, divorcée. Pour surveiller Jo, votre amant volage, vous créez un faux profil Facebook : vous devenez une jeune femme brune de vingt-quatre ans, célibataire, et cette photo où vous êtes si belle n’est pas la vôtre, hélas. C’est pourtant de ce double fictif que Christophe – pseudo KissChris – va tomber amoureux.
En un vertigineux jeu de miroirs entre réel et virtuel, Camille Laurens raconte les dangereuses liaisons d’une femme qui ne veut pas renoncer au désir.
Le personnage de Claire, la narratrice, s'adresse à son psychiatre, un certain Marc B., et de fait, par ce vous, qu'elle utilise, le lecteur devient presque le psychiatre. Est-ce s'adresser au lecteur avec cette deuxième personne du pluriel fait que, en plus d'avoir un narrateur intradiégétique, vous bousculez l'autofiction en faisant du lecteur un lecteur intradiégétique ?

C'est tout à fait juste. C'est vraiment le roman où je m'adresse le plus au lecteur, où je le prends à témoin, où parfois je le prends à partie. C'était nécessaire à ce moment-là dans mon travail d'écriture Peut-être parce que c'est un travail très solitaire, et là j'avais envie que le lecteur soit là, soit avec moi et je voulais qu'il ne me lâche pas du début à la fin, d'où cette construction un peu policière pour maintenir un suspens pour faire en sorte qu'il ait envie de rester jusqu'au bout.


« Internet, une machine à fantasmes »

 

Et bien, ça marche ! rires. Également, toujours au sujet du vous, dès les premières pages, je n'ai pu m'empêcher de penser à La Modification de Michel Butor.
C'est aussi un roman dans lequel vous vous posez en défenseure des femmes, passées un certain âge, avec la difficulté d'être encore désirable, et vous mettez en avant la place laissée aux femmes dans ce monde d'hommes, d'injustices liées à leur sexe et à leur genre.

J'ai pris comme point de départ mon expérience mais pour parler de toutes les femmes, parce que le fait de constater qu'à partir d'un certain âge, les femmes deviennent transparentes et qu'elles ne font plus partie du champ du désir, ni même de l'intérêt des hommes, c'est réduire les femmes à des simples corps-objets, et un corps-objet qui n'a plus d'utilité. Et du coup, en élargissant cela au statut des femmes dans le monde, cela devient un constat catastrophique, à savoir que les femmes sont considérées pour leur jeunesse, leur beauté, leur attrait sexuel, et c'est tout. Et d'ailleurs, c'est pour cela aussi qu'elles sont maltraitées partout dans le monde, et violées, et tuées. Elles sont comme des objets et non des sujets.


Vous parlez même de "date de péremption". C'est un mot très fort mais extrêmement juste parce que vous vous attaquez à ces modèles performatifs auxquels elles doivent se plier, et à partir du moment où on ne rentre pas/plus dans ce moule-là, on n'est plus considérée.
Vous soulevez les avatars du désir à l'heure des réseaux sociaux. Est-ce qu'Internet a bouleversé la façon de concrétiser l'amour ou alors est-ce que vous décrivez un nouvel amour, une nouvelle façon d'aimer, un amour 2.0 ?

Je ne crois pas vraiment que ce soit une nouvelle façon d'aimer au sens où l'amour a toujours été fondé en partie sur l'imagination, sur le rêve, sur le fantasme. Au fond on n'aime jamais vraiment l'autre, mais une représentation, une projection imaginaire que l'on se fait de l'autre. En revanche, ce qu'Internet et les réseaux sociaux permettent, c'est de transformer l'image que l'on veut donner de soi et donc de mentir, de manipuler l'autre en se présentant sous un jour mensonger. Il n'en reste pas moins que si l'on veut que quelque chose arrive, il faut à un moment se rencontrer dans la réalité, et là on revient aux situations traditionnelles des rencontres amoureuses, sauf que cela induit plus de déceptions puisque quand on a menti, donné une fausse image de soi sur Internet, dans le réel le dépit peut-être au rendez-vous. Internet est une machine à fantasmes.


On arrive à un temps d'amour consumériste, de la consommation des corps comme étant des objets (de désir) avec Internet, les applications de rencontres rapides, on zappe sur qui nous intéresse ou non, et on revient à ce que vous disiez, à partir du moment où le corps n'est pas consommable, on n'intéresse plus personne.

Tout à fait. Je dis à un moment dans le roman que "l'amour est une élection, pas une sélection." Il est vrai qu'avec tout cela, il tend à devenir une sélection où on peut choisir jusqu'à la couleur des cheveux, la taille ou même les revenus de son futur partenaire. Et ça, ça fait peur, on arrive presque à un supermarché de l'amour, et ce n'est pas ainsi que l'on a envie d'envisager les relations amoureuses.


Nous sommes tous des personnages de roman

 

Votre roman propose un jeu de miroir entre le réel et le virtuel, une mise en abyme du travail de l'écrivain également. Est-ce que si je vous pose l'étiquette assassine de lacanien sur votre roman, est-ce qu'elle vous dit quelque chose ?

Rires. Disons que ce que j'ai retenu de Lacan, c'est d'une part le jeu sur le langage, sur la matière sonore du langage, tout cela m'intéresse beaucoup, en tant qu'écrivain, je travaille avec la matière de la langue. Plus précisément, Lacan a défini le moi comme étant toujours sur une ligne de fiction. Cela recoupe mes préoccupations en tant que romancière : on ne peut pas définir quelqu'un de manière carrée, précise, en posant son identité sur la table, parce qu'on ne se connaît jamais vraiment soi-même, on ne connait jamais l'autre, on est toujours dans des représentations imaginaires, donc dans des romans. Nous sommes tous des personnages de roman les uns pour les autres. Et cela, Lacan a eu le mérite, entre autres, de le dire très nettement.


Et si nous sommes tous des personnages de roman, peut-être que nos vies sont de l'autofiction...?

Oui car nous sommes des êtres de langage, nous nous construisons aussi à travers nos paroles, celles des autres, nous construisons des images à travers ce qui nous est dit. Le langage construit un roman permanent de notre propre vie. Il n'y a pas de vérité. Il y a des moments de vérité, tout un feuilletage de masques en fonction des moments, des personnes avec qui nous sommes. C'est très difficile de parler de vérité, mais il y a une vérité romanesque.


Dans la troisième partie du roman, fait irruption une nouvelle narratrice, Camille, écrivain de son état, ajoute encore plus de trouble de la lecture, ce trouble dans le genre littéraire. Était-ce que vous cherchiez à faire ?

Ma grande question, depuis le moment où j'ai pris un pseudonyme, ce prénom Camille, qui peut être aussi bien un prénom d'homme qu'un prénom de femme, c'est la question de l'identité. L'identité sexuelle, qu'est-ce qu'être un homme, une femme, est-ce qu'on peut parler soi-même de féminin, de part masculine... Cela m'a intéressé, et j'en parle dans plusieurs de mes romans. Et aussi de l'identité historique : est-ce que je suis la même maintenant que quand j'avais 6 ou 15 ans. Toutes les formes de transformation de l'identité, en somme. On n'a pas un moi fixe, mais un moi changeant, soumis à des variations constantes. Ce qui est très intéressant dans l'autofiction, c'est que c'est un genre qui permet de réfléchir sur cette question du genre, y compris du genre littéraire : est-ce que l'on peut être sincère, est-ce que quand on parle de soi, on n'est pas obligatoirement dans une forme de fiction, parce que la sincérité en littérature comme dans la vie n'existe pas, il y a forcément des choses qu'on ne dit pas, des choses qu'on transforme car en les disant, on en modifie la perception, ...? Toutes ces questions m'intéressent beaucoup, et c'est pour cela que dans tous mes romans, il y a un personnage de romancière qui s'appelle Camille, parce que l'autofiction permet de réfléchir à sa propre pratique d'écrivain. Non seulement j'écris des histoires, mais j'écris en réfléchissant à la manière dont je les écris.


Merci à Camille Laurens.



Écouter l'intégralité de l'entretien sur Radio Shalom Besançon dans l'émission Caractères :




Propos recueillis par Alex Mathiot © Radio Shalom Besançon 2016