dimanche 4 septembre 2011

Le primate le plus dangereux de la planète.

"Il y a dans le jardin zoologique du Bronx à New York un grand pavillon consacré dans sa totalité aux primates. On peut ainsi avoir la possibilité de voir dans de bonnes conditions des chimpanzés, des gorilles, des gibbons et tant d'autres singes du Nouveau et du Vieux monde.

Attire cependant l'attention le fait qu'il y ait une cage séparée des autres et fermée par de gros barreaux. En s'approchant, on voit un panneau qui dit "Le primate le plus dangereux du monde." En regardant à travers les barreaux, on voit avec surprise son propre visage : la légende explique alors que l'homme a tué plus d'espèces sur la planète qu'aucune autre espèce connue. Il faudrait ajouter en plus que c'est l'animal qui s'est le plus tué lui-même."

Humberto Maturana & Francisco Varela, L'arbre de la connaissance, 1996.

mardi 19 juillet 2011

"L'écrivain est un être qui absorbe radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire." R. BARTHES


Au début du XX siècle apparaissent les premières mises en abyme des écrivains dans leurs œuvres. La grande problématique de l'écrivain en tant qu'être écrivant commence à faire sa place dans la pensée littéraire, et la question de l'écrivain comme mythe se pose. De là naît la question de savoir ce qu'est un écrivain. Roland Barthes propose dans Essais critiques un écrivain comme « un homme qui absorbe radicalement le 'pourquoi du monde' dans un 'comment écrire' »1. Le pourquoi du monde et ses différentes déclinaisons sont la base même de la pensée moderne.  

Le philosophe répondra à ces questions par une argumentation, l'écrivain y répondra par une fable, un roman, au sein desquels chaque élément prend part à la construction de la réponse que l'écrivain souhaite proposer : le choix d'une histoire, d'un registre. Choix qui seront propres à l'écrivain ; propres et reconnaissables, tels le style d'un compositeur grâce auquel on est capable de reconnaître une pièce inédite en se fixant sur les sonorités, aux mélodies, au phrasé. 
Un écrivain est un être obsédé par des questions, questions qui transparaissent dans le style et qui interrogent ce pourquoi du monde. Dans le comment écrire, il faut se limiter à entendre le comment selon l'histoire, le comment selon le registre, le comment selon le style. 

Roland Barthes.
L'écrivain veut transmettre le message de son roman essentiellement à travers une histoire, un registre et un porte-parole évoluant dans un cadre réaliste et vraisemblable.
Tout comme l'écrivain romantique, le romancier naturaliste installe son histoire et son décor, mais la différence est que ce dernier fait évoluer son personnage selon les hypothèses dont il veut démontrer la vérité. Ces hypothèses régissent le devenir des personnages dans le récit et, de fait, celui des Hommes dans le monde réel. L'hypothèse réaliste affirme que la société détermine l'individu, tandis que l'hypothèse naturaliste avance l'idée d'un déterminisme biologique. En cela, Gervaise dans l’Assommoir subit un double déterminisme : social, du fait de sa condition de prolétaire, et biologique, du fait son alcoolisme, le fléau familial. Elle est donc condamnée à une mort précoce. On peut trouver un genre de gène de la folie chez les Rougon-Macquart. Zola a quelque chose à démontrer et va tout mettre en œuvre pour y parvenir. Le but de l'écriture de Zola, et des naturalistes en général, est de saisir et cerner les lois de la nature et de s'interroger sur la liberté de l'Homme. Le constat qui est fait est tragique, voire pessimiste : l'individu est privé de toute liberté.

Le pourquoi du monde de Stendhal dans le Rouge et le Noir est traduit par l'intrigue du roman. Il s'agit d'un personnage pur confronté à une société impure. L'écrivain pose la question de l'acceptabilité des grands sentiments. Ici, les deux personnages purs sont Julien Sorel et Mme de Rênal ; ils auraient pu se rencontrer et vivre un amour intense, mais la société les en empêche. Mme de Rênal représente un amour qui se laisse aller, bien que mariée selon les exigences sociales. Julien est guillotiné pour ne pas avoir voulu de la société et pour avoir aspiré à s'élever socialement et humainement.

La résistance à la mort passe par l'écriture. La mort serait l'échec de l'existence, l'échec de la vie. Or la mort peut être une occasion d'agir en philosophe-héros. Montaigne pensait que « philosopher, c'est apprendre à mourir », mourir en choisissant sa mort, belle et philosophique. Malraux, dans La Condition humaine décrit des morts comme étant des réussites. Le suicide de Kyo et l’exécution de Katow dans la chaudière d'une locomotive sont sublimes et montrent la victoire.i
La mort d'Emma Bovary n'est pas non plus un échec, mais incarne sa révolte contre une société impure, et celle de Charles montre qu'il est le seul capable de mourir d'amour en véritable héros idéaliste.ii

Le registre, en plus de l'argument, participe à l'explication du pourquoi du monde. Le registre épique de Corneille, tel qu'on le trouve dans Le Cid, traduit sa colère de voir le pouvoir concentré dans les mains d'un seul homme et non plus dans celles de la noblesse. Il faut donc se battre. Les personnages cornéliens se pensent libres : le Baroque est l'époque de l'affirmation de soi.
Racine, lui, emploie un registre tragique. Les personnages se savent condamnés dès le début, et ce de manière inéluctable. Il n'y a rien qu'ils puissent faire. Phèdre veut mourir dès le début de la pièce car elle sait qu'elle n'a pas sa place sur Terre. La question de Racine est de savoir s'ils peuvent survivre, la réponse est évidemment négative. 
Sous la plume des écrivains politiques ou philosophes, le pourquoi du monde dans le comment écrire prend alors tout son sens. Chaque mot a une importance capitale : il doit frapper tel le marteau. Sartre dit que « si la littérature n'est pas tout, elle ne vaut pas une heure de peine. Elle sèche sur pied si vous la réduisez à l'innocence, à des chansons. Si chaque phrase écrite ne résonne pas à tous les niveaux de l'Homme et de la société, elle ne signifie rien. »2

Une des obsessions principales de Flaubert, écrivain réaliste par excellence, est le combat contre la bêtise et le réalisme romantique. La profusion de détails dans Madame Bovary est là pour montrer la trivialité d'une réalité sociale sans intérêt, d'une société corrompue par l'aspiration à l'ascension sociale, la réussite personnelle ; avatars du capitalisme. Les descriptions flaubertiennes ne décrivent pas des lieux, mais décrivent Emma ou traduisent un vide. Dans le Chapitre Premier, le point de vue est celui d'Emma Bovary, la description est faite en focalisation interne, l'auteur traduit ce qu'elle ressent : la synesthésie montre que plus rien ne compte pour elle, sauf ce fameux bal : le style mime sa fascination.

Le comment écrire des écrivains passe aussi par tout un décorum, par des figures de style, choix inconscients des auteurs, qui traduisent aussi le pourquoi du monde.
L'écrivain n'a pas conscience des mystères qu'il interroge. Citons comme exemple le poème « Je voudrais bien richement jaunissant » de Ronsardiii. Comment le style du poète traduit-il sa vision du réel ? Les idées de lenteur (appuyées par des assonances en [ɑ̃]) et de tendresse virile (avec l'or, métal dur qui devient doux) ; l'anaphore « je voudrais » marque l'irréel ; le jeu de miroirs entre Ronsard et Cassandre – dans la première strophe, Ronsard est liquide (« en pluie d'or ») et Cassandre est une vraie femme ; la comparaison de Cassandre à une vache et de lui-même à un taureau (deux animaux complémentaires) ; et dans la troisième strophe, elle est une fontaine, donc liquide, et lui un vrai homme (Narcisse) – : tous ces éléments montrent le consentement de sa bien-aimée, et tout ceci crée la concrétisation d'un fantasme grâce aux outils de la poésie, à un travail de généralisation, au recours à la mythologie, et à un processus abstraction à l'aide de métaphores et de mots vagues. Ce texte suscite l'émotion et permet de libérer l'imaginaire du lecteur grâce au style qui crée une atmosphère tendre par sa lenteur et à l'emploi de termes affectifs. 
Dans un autre poème « L'absence, ni l'oubli, ni la course du jour »iv, Ronsard proclame le refus de l'absence, mais il lui donne une puissance parce que l'absence devient vision (« course du jour ») et son : les allitérations en [ʁ] et [s] sont là pour faire entendre sa peine. Mais, puisque l'absence est visible, (on la ressent dans les échos en [b], [s] [ɑ̃], [u] [ʁ]), devient acceptable. 

La poésie ne peut pas donner de message (il y est beaucoup plus flou que dans le roman traditionnel) car la poésie ne cherche pas nécessairement à répondre au pourquoi du monde, mais elle a du moins la vertu d'apaiser nos angoisses. 
Il y a pure absorption du pourquoi du monde dans le style. Il y a une réponse dans la non-réponse au sens où Ronsard ne dit pas qu'il sait ce qu'est le désir, et pourtant, il l'exprime. Il en va de même chez Baudelaire pour question de la mort : « Et comme une long linceul traînant à l'Orient, Entends ma chère, entends la douce nuit qui marche.3 » Il dépeint ici le mystère de la mort : il la rend visualisable, acceptable, tendre. La mort n'est plus un problème. Elle n'est plus effrayante. Elle est belle.

Loti décrit dans Pêcheurs d'Islande le lieu de pêche de Yann et Sylvestrev. C'est un endroit vide. Un non-endroit. Le paysage est plat, blanc, froid, inanimé, sans vie, les comparaisons ne sont que minérales. Le temps est figé, éternel : l'image du cercle et l'absence de Dieu montrent l'impuissance des personnages, et de fait celle des Hommes. Cette métaphore nous emmène à un monde bouché et à la précarité de l'humanité. La vie n'a pas de sens et la menace de la mort prochaine écrase Yann et Sylvestre : la vie de l'Homme est inutile, elle n'est que pure répétition. Notion camusienne, s'il en est. Dieu est mort et sa place apparaît en creux sans que l'on sache par quoi le remplacer. 
C'est la problématique principale du XX°s : le constat a été que rien ne le remplace. Le seul refuge est dans l'écriture, ou dans l'angoisse existentielle.

L'écriture des écrivains philosophes est une écriture qui évite les figures de rhétorique superflues, le style y est dense. C'est une manière de traquer le mensonge et de transformer l'écriture en action. 
Le style de Camus dans l'Étranger est un style blanc, froid, saccadé. « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Il exprime des sensations de manière subjective : Meursault sent des choses (la chaleur du soleil, par exemple) mais ne ressent rien. Pas de sentiments. Camus fait une décomposition de la réalité pour la transformer en fragments, c'est l'Absurde.
L’œuvre de Proust devient sa propre justification. C'est dans le style de cet auteur que l'on retrouve son pourquoi du monde. Proust parle de capturer le réel « dans les anneaux d'un beau style », mais ce qui importe finalement, ce n'est pas la capture, mais le style. La forme privilégiée de la phrase proustienne est une phrase en spirale, comme sa représentation du temps ; le temps, sa question centrale. Il se demande comment échapper au temps, ce temps destructeur. Réussir à y échapper, c'est atteindre l'immortalité. C'est ce qu'il parvient à faire avec sa madeleine dans La Recherche. A cet instant précis, il réussit à être deux lui différents, c'est-à-dire à être simultanément à deux moments de sa vie : au temps de la narration et chez sa tante Léonie à l'heure des goûters de son enfance. Le temps n'est pas la ligne horizontale qui conduit à la mort. Voilà une pâtisserie nietzschéenne à l'épreuve de l'éternel retour, en quelque sorte.

En plus de ce que l'écrivain exprime inconsciemment dans ses écrits, intervient la problématique de la réception de l’œuvre par le lecteur, et ce à l'insu de l'écrivain même. Il croit répondre au pourquoi du monde mais ce n'est pas que ce que comprend le lecteur : ce dernier choisi son littérateur de prédilection en fonction de sa vision du monde.
Ce qui est le plus intéressant chez Zola, à titre d'exemple, ce n'est pas seulement sa méthode scientifique (qui a parfois été infirmée, tout comme son hypothèse du déterminisme biologique), mais la mythologie épique qui transforme l'Homme en géant ou en être infime écrasé et qui se bat contre des forces extérieures qui le dépassent, telles la machine ou la mine, qui se retrouvent personnifiées dans la plupart de ses romans. L'ère capitaliste a trouvé sa Chanson de Roland : on a affaire à une nouvelle épopée de l'Homme moderne.

Le pourquoi du monde explique le comment écrire, et vice versa. En définitive, le style d'un écrivain absorbe à plusieurs niveaux le pourquoi du monde : il y a une part d'acte volontaire, mais aussi une part non négligeable d'inconscient dans ce qui est écrit : Loti a-t-il vraiment choisi de faire la description d'un paysage circulaire pour montrer l'impuissance de ses personnages ? Ronsard a-t-il volontairement produit ses allitérations ? A priori non. Pur postulat personnel. 
Lire un texte à plusieurs niveaux de lecture, du pur plaisir à l'analyse, fait comprendre le message de l'auteur, mais aussi d'autres préoccupations qu'il faut avoir à l'esprit, sans forcément y chercher de réponse, car finalement, notre humanité se trouve au sein même de la création littéraire.

***
1BARTHES, Roland, « Écrivains et écrivants », in Essais critiques, Paris, Seuil, Collections Points, 1981, p148
2SARTRE, Jean-Paul, Les Écrivains en personne, Situations IX, p 15 (Éditions Gallimard)
3BAUDELAIRE, Charles, « Recueillement », in Les Fleurs du Mal, 1857. 

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 - Annexes : textes cités -

iEt une rumeur inentendue prolongeait jusqu'au fond de la nuit ce chuchotement de la douleur : ainsi qu'Hemmelrich3, presque tous ces hommes avaient des enfants. Pourtant, la fatalité acceptée par eux montait avec leur bourdonnement de blessés comme la paix du soir, recouvrait Kyo, ses yeux fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné, avec une majesté de chant funèbre. Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait été chargé du sens le plus fort et du plus grand espoir ; il mourrait parmi ceux avec qui il aurait voulu vivre ; il mourrait, comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie. Qu'eut valu une vie pour laquelle il n'eût pas accepté de mourir ? Il est facile de mourir quand on ne meurt pas seul. Mort saturée de ce chevrotement fraternel, assemblée de vaincus où des multitudes reconnaîtraient leurs martyrs, légende sanglante dont se font les légendes dorées ! Comment, déjà regardé par la mort, ne pas entendre ce murmure de sacrifice humain qui lui criait que le coeur viril des hommes est un refuge à morts qui vaut bien l'esprit ?
Il tenait maintenant le cyanure dans sa main4. Il s'était souvent demandé s'il mourrait facilement. Il savait que, s'il décidait de se tuer, il se tuerait ; mais, connaissant la sauvage indifférence avec quoi la vie nous démasque à nous-mêmes, il n'avait pas été sans inquiétude sur l'instant où la mort écraserait sa pensée de toute sa pesée sans retour. Non, mourir pouvait être un acte exalté, la suprême expression d’une vie à quoi cette mort ressemblait tant ; et c’était échapper à ces deux soldats qui s’approchaient en hésitant. Il écrasa le poison entre ses dents comme s’il eût commandé, entendit encore Katow l’interroger avec angoisse et le toucher, et, au moment où il voulait se raccrocher à lui, suffoquant, il sentit toutes ses forces le dépasser, écartelées au-delà de lui-même contre une toute-puissante convulsion.
André Malraux, La Condition humaine ,VI, 1933.

iiLa clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers la troisième tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, la retirant pleine d’une poudre blanche, elle se mit à manger à même.
— Arrêtez ! s’écria-t-il en se jetant sur elle.
— Tais-toi ! on viendrait…
Il se désespérait, voulait appeler.
— N’en dis rien, tout retomberait sur ton maître !
Puis elle s’en retourna subitement apaisée, et presque dans la sérénité d’un devoir accompli.

Quand Charles, bouleversé par la nouvelle de la saisie, était rentré à la maison, Emma venait d’en sortir. Il cria, pleura, s’évanouit, mais elle ne revint pas. Où pouvait-elle être ? Il envoya Félicité chez Homais, chez M. Tuvache, chez Lheureux, au Lion d’or, partout ; et, dans les intermittences de son angoisse, il voyait sa considération anéantie, leur fortune perdue, l’avenir de Berthe brisé ! Par quelle cause ?… pas un mot ! Il attendit jusqu’à six heures du soir. Enfin, n’y pouvant plus tenir, et imaginant qu’elle était partie pour Rouen, il alla sur la grande route, fit une demi-lieue, ne rencontra personne, attendit encore et s’en revint.
Elle était rentrée. — Qu’y avait-il ?… Pourquoi ?… Explique-moi !…
Elle s’assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu’elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et l’heure.
Puis elle dit d’un ton solennel :
— Tu la liras demain ; d’ici là, je t’en prie, ne m’adresse pas une seule question !… Non, pas une !
— Mais…
— Oh ! laisse-moi !
Et elle se coucha tout du long sur son lit.
Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux.
Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non ! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait.
— Ah ! c’est bien peu de chose, la mort ! pensait-elle ; je vais m’endormir, et tout sera fini !
Elle but une gorgée d’eau et se tourna vers la muraille.
Cet affreux goût d’encre continuait.
— J’ai soif !… oh ! j’ai bien soif ! soupira-t-elle.
— Qu’as-tu donc ? dit Charles, qui lui tendait un verre.
— Ce n’est rien !… Ouvre la fenêtre…, j’étouffe !
Et elle fut prise d’une nausée si soudaine, qu’elle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous l’oreiller.
— Enlève-le ! dit-elle vivement ; jette-le !
Il la questionna ; elle ne répondit pas. Elle se tenait immobile, de peur que la moindre émotion ne la fît vomir. Cependant, elle sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusqu’au cœur.
— Ah ! voilà que ça commence ! murmura-t-elle.
— Que dis-tu ?
Elle roulait sa tête avec un geste doux plein d’angoisse, et tout en ouvrant continuellement les mâchoires, comme si elle eût porté sur sa langue quelque chose de très lourd. À huit heures, les vomissements reparurent.
Charles observa qu’il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine.
— C’est extraordinaire ! c’est singulier ! répéta-t-il.
Mais elle dit d’une voix forte :
— Non, tu te trompes !
Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur l’estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé.
Puis elle se mit à geindre, faiblement d’abord. Un grand frisson lui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap où s’enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque insensible maintenant.
Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme figée dans l’exhalaison d’une vapeur métallique. Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d’elle, et à toutes les questions elle ne répondait qu’en hochant la tête ; même elle sourit deux ou trois fois. Peu à peu, ses gémissements furent plus forts. Un hurlement sourd lui échappa ; elle prétendit qu’elle allait mieux et qu’elle se lèverait tout à l’heure. Mais les convulsions la saisirent ; elle s’écria :
— Ah ! c’est atroce, mon Dieu !
Il se jeta à genoux contre son lit.
— Parle ! qu’as-tu mangé ? Réponds, au nom du ciel !
Et il la regardait avec des yeux d’une tendresse comme elle n’en avait jamais vu.
— Eh bien, là…, là !… dit-elle d’une voix défaillante.
Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut Qu’on n’accuse personne… Il s’arrêta, se passa la main sur les yeux, et relut encore.

— Comment !… Au secours ! à moi ! Et il ne pouvait que répéter ce mot : « Empoisonnée ! empoisonnée ! » Félicité courut chez Homais, qui s’exclama sur la place ; Mme Lefrançois l’entendit au Lion d’or, quelques-uns se levèrent pour l’apprendre à leurs voisins, et toute la nuit le village fut en éveil.
Éperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans la chambre. Il se heurtait aux meubles, s’arrachait les cheveux, et jamais le pharmacien n’avait cru qu’il pût y avoir de si épouvantable spectacle.
[…]
Puis, revenu près d’elle, il s’affaissa par terre sur le tapis, et il restait la tête appuyée contre le bord de sa couche, à sangloter.
— Ne pleure pas ! lui dit-elle. Bientôt je ne te tourmenterai plus !
— Pourquoi ? Qui t’a forcée ?
Elle répliqua :
— Il le fallait, mon ami.
— N’étais-tu pas heureuse ? Est-ce ma faute ? J’ai fait tout ce que j’ai pu pourtant !
— Oui…, c’est vrai…, tu es bon, toi !
Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation surchargeait sa tristesse ; il sentait tout son être s’écrouler de désespoir à l’idée qu’il fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plus d’amour que jamais ; et il ne trouvait rien ; il ne savait pas, il n’osait, l’urgence d’une résolution immédiate achevant de le bouleverser.
Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne, maintenant ; une confusion de crépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne.
[…]
Elle ne tarda pas à vomir du sang. Ses lèvres se serrèrent davantage. Elle avait les membres crispés, le corps couvert de taches brunes, et son pouls glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une corde de harpe près de se rompre. Puis elle se mettait à crier, horriblement. Elle maudissait le poison, l’invectivait, le suppliait de se hâter, et repoussait de ses bras roidis tout ce que Charles, plus agonisant qu’elle, s’efforçait de lui faire boire. Il était debout, son mouchoir sur les lèvres, râlant, pleurant, et suffoqué par des sanglots qui le secouaient jusqu’aux talons.
[...]
La chambre, quand ils entrèrent, était toute pleine d’une solennité lugubre. Il y avait sur la table à ouvrage, recouverte d’une serviette blanche, cinq ou six petites boules de coton dans un plat d’argent, près d’un gros crucifix, entre deux chandeliers qui brûlaient. Emma, le menton contre sa poitrine, ouvrait démesurément les paupières ; et ses pauvres mains se traînaient sur les draps, avec ce geste hideux et doux des agonisants qui semblent vouloir déjà se recouvrir du suaire. Pâle comme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles, sans pleurer, se tenait en face d’elle, au pied du lit, tandis que le prêtre, appuyé sur un genou, marmottait des paroles basses.
Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie à voir tout à coup l’étole violette, sans doute retrouvant au milieu d’un apaisement extraordinaire la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques, avec des visions de béatitude éternelle qui commençaient.
Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelqu’un qui a soif, et, collant ses lèvres sur le corps de l’Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné. Ensuite il récita le Misereatur et l'Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l’huile et commença les onctions : d’abord sur les yeux, qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres ; puis sur les narines, friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche, qui s’était ouverte pour le mensonge, qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure ; puis sur les mains, qui se délectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait à l’assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus.
[…]
Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur l’oreiller.
Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent, à la croire déjà morte, sans l’effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si l’âme eût fait des bonds pour se détacher. Félicité s’agenouilla devant le crucifix, et le pharmacien lui-même fléchit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet regardait vaguement sur la place. Bournisien s’était remis en prière, la figure inclinée contre le bord de la couche, avec sa longue soutane noire qui traînait derrière lui dans l’appartement. Charles était de l’autre côté, à genoux, les bras étendus vers Emma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant à chaque battement de son cœur, comme au contrecoup d’une ruine qui tombe. À mesure que le râle devenait plus fort, l’ecclésiastique précipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche.
Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d’un bâton ; et une voix s’éleva, une voix rauque, qui chantait :
Souvent la chaleur d’un beau jour
Fait rêver fillette à l’amour.
Emma se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante.
Pour amasser diligemment
Les épis que la faux moissonne,
Ma Nanette va s’inclinant
Vers le sillon qui nous les donne.
— L’Aveugle s’écria-t-elle.
Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement.
Il souffla bien fort ce jour-là
Et le jupon court s’envola !
Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus.
Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, III, 1857. 
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iiiJe voudrais bien richement jaunissant
En pluie d'or goutte à goutte descendre
Dans le beau sein de ma belle Cassandre,
Lors qu'en ses yeux le somme va glissant.

Je voudrais bien en taureau blanchissant
Me transformer pour finement la prendre,
Quand en avril par l'herbe la plus tendre
Elle va, fleur, mille fleurs ravissant.

Je voudrais bien alléger ma peine,
Etre un Narcisse, et elle une fontaine,
Pour m'y plonger une nuit à séjour ;

Et voudrais bien que cette nuit encore
Durât toujours sans que jamais l'Aurore
Pour m'éveiller ne rallumât le jour.
Pierre de RONSARD, Premier Livre des Amours, 1555.

ivL'absence, ni l'oubli, ni la course du jour
N'ont effacé le nom, les grâces ni l'amour
Qu'au coeur je m'imprimai dès ma jeunesse tendre,
Fait nouveau serviteur de toi, belle Cassandre!
Qui me fus autrefois plus chère que mes yeux,
Que mon sang, que ma vie, et que seule en tous lieux
Pour sujet éternel ma Muse avait choisie,
Afin de te chanter par longue poésie...
Et si l'âge, qui rompt et murs et forteresses,
En coulant a perdu un peu de nos jeunesses,
Cassandre, c'est tout un; car je n'ai pas égard
A ce qui est présent, mais au premier regard,
Au trait qui me navra de ta grâce enfantine
Qu’encore tout sanglant je sens en la poitrine. ...
Toujours me souvenait de cette heure première,
Où jeune je perdis mes yeux en ta lumière,
Et des propos qu'un soir nous eûmes, devisant,
Dont le seul souvenir, non autre, m'est plaisant.
Ce fut en la saison du Printemps qui est ores;
En la même saison je t'ai revue encores;
Fasse Amour que l'Avril où je fus amoureux
Me fasse aussi content que l'autre malheureux !
Pierre de RONSARD, Septième Livre des Poèmes, 1569.

vAutour de l’Islande, il fait cette sorte de temps rare que les matelots appellent le calme blanc ; c’est-à-dire que rien ne bougeait dans l’air, comme si toutes les brises étaient épuisées, finies.
Le ciel s’était couvert d’un grand voile blanchâtre, qui s’assombrissait par le bas, vers l’horizon, passait au gris plombés, aux nuances ternes de l’étain. Et là-dessous, les eaux inertes jetaient un éclat pâle, qui fatiguait les yeux et qui donnait froid.
Cette fois-là, c’étaient des moires, rien que des moires changeantes qui jouaient sur la mer ; des cernes très légers, comme on en ferait en soufflant contre un miroir. Toute l’étendue luisante semblait couverte d’un réseau de dessins vagues qui s’enlaçaient et se déformaient ; très vite effacés, très fugitifs.
Éternel soir ou éternel matin, il était impossible de dire : un soleil qui n’indiquait plus aucune heure, restait là toujours, pour présider à ce resplendissement de choses mortes, il n’était lui-même qu’un autre cerne, presque sans contours, agrandi jusqu’à l’immense par un halo trouble.
Yann et Sylvestre, en pêchant à côté l’un de l’autre, chantaient : Jean-François de Nantes, la chanson qui ne finit plus, – s’amusant de sa monotonie même et se regardant du coin de l’œil pour rire de l’espèce de drôlerie enfantine avec laquelle ils reprenaient perpétuellement les couplets, en tâchant d’y mettre un entrain nouveau à chaque fois. Leurs joues étaient roses sous la grande fraîcheur salée ; cet air qu’ils respiraient était vivifiant et vierge ; ils en prenaient plein leur poitrine, à la source même de toute vigueur et de toute existence.
Et pourtant, autour d’eux, c’étaient des aspects de non-vie, de monde fini ou pas encore créé ; la lumière avait aucune chaleur ; les choses se tenaient immobiles et comme refroidies à jamais, sous le regard de cette espèce de grand œil spectral qui était le soleil.
Pierre LOTI, Pêcheur d'Islande, IV, 1886.

lundi 30 mai 2011

Auguste Blanqui, Le toast de Londres, 1851.

Voilà longtemps que je n'ai pu poster sur ce blog. Juste pour ne pas rester inactif, je laisse ici le message venu du passé d'un révolutionnaire français. 
Ce texte a 160 ans, mais fait tout à fait écho à l'actualité.

"Quel écueil menace la révolution de demain ?

L’écueil où s’est brisée celle d’hier : la déplorable popularité de bourgeois déguisés en tribuns. Ledru-Rollin, Louis Blanc, Crémieux, Lamartine, Garnier-Pagès, Dupont de l’Eure, Flocon, Albert, Arago, Marrast !

Liste funèbre ! Noms sinistres, écrits en caractères sanglants sur tous les pavés de l’Europe démocratique. C’est le gouvernement provisoire qui a tué la Révolution. C’est sur sa tête que doit retomber la responsabilité de tous les désastres, le sang de tant de milliers de victimes.

La réaction n’a fait que son métier en égorgeant la démocratie. Le crime est aux traîtres que le peuple confiant avait acceptés pour guides et qui l’ont livré à la réaction. Misérable gouvernement ! Malgré les cris et les prières, il lance l’impôt des 45 centimes qui soulève les campagnes désespérées, il maintient les états-majors royalistes, la magistrature royaliste, les lois royalistes. Trahison !

Il court sus aux ouvriers de Paris ; le 15 avril, il emprisonne ceux de Limoges, il mitraille ceux de Rouen le 27 ; il déchaîne tous leurs bourreaux, il berne et traque tous les sincères républicains. Trahison ! Trahison !

À lui seul, le fardeau terrible de toutes les calamités qui ont presque anéanti la Révolution. Oh ! Ce sont là de grands coupables et entre tous les plus coupables, ceux en qui le peuple trompé par des phrases de tribun voyait son épée et son bouclier; ceux qu’il proclamait avec enthousiasme, arbitres de son avenir. Malheur à nous, si, au jour du prochain triomphe populaire, l’indulgence oublieuse des masses laissait monter au pouvoir un de ces hommes qui ont forfait à leur mandat ! Une seconde fois, c’en serait fait de la Révolution. Que les travailleurs aient sans cesse devant les yeux cette liste de noms maudits ! Et si un seul apparaissait jamais dans un gouvernement sorti de l’insurrection, qu’ils crient tous, d’une voix : trahison !

Discours, sermons, programmes ne seraient encore que piperies et mensonges ; les mêmes jongleurs ne reviendraient que pour exécuter le même tour, avec la même gibecière ; ils formeraient le premier anneau d’une chaîne nouvelle de réaction plus furieuse ! Sur eux, anathème, s’ils osaient jamais reparaître !
Honte et pitié sur la foule imbécile qui retomberait encore dans leurs filets !

Ce n’est pas assez que les escamoteurs de février soient à jamais repoussés de l’Hôtel de Ville, il faut se prémunir contre de nouveaux traîtres.

Traîtres seraient les gouvernements qui, élevés sur les pavois prolétaires, ne feraient pas opérer à l’instant même :
1° - Le désarmement des gardes bourgeoises.
2° - L’armement et l’organisation en milice nationale de tous les ouvriers.

Sans doute, il est bien d’autres mesures indispensables, mais elles sortiraient naturellement de ce premier acte qui est la garantie préalable, l’unique gage de sécurité pour le peuple. Il ne doit pas rester un fusil aux mains de la bourgeoisie. Hors de là, point de salut.

Les doctrines diverses qui se disputent aujourd’hui les sympathies des masses, pourront un jour réaliser leurs promesses d’amélioration et de bien-être, mais à la condition de ne pas abandonner la proie pour l’ombre. 

Les armes et l’organisation, voilà l’élément décisif de progrès, le moyen sérieux d’en finir avec la misère.

Qui a du fer, a du pain.

On se prosterne devant les baïonnettes, on balaye les cohues désarmées. La France hérissée de travailleurs en armes, c’est l’avènement du socialisme. En présence des prolétaires armés, obstacles, résistances, impossibilités, tout disparaîtra.

Mais, pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par des plantations d’arbres de la liberté, par des phrases sonores d’avocat, il y aura de l’eau bénite d’abord, des injures ensuite, enfin de la mitraille, de la misère toujours.

Que le peuple choisisse !"

jeudi 10 mars 2011

La récupération de la mémoire historique en Espagne.


Aujourd'hui où l'extrême droite est à l'ordre du jour, il faut rappeler et se rappeler que ces mouvements conservateurs sont les ennemis des classes populaires. L'histoire l'a montré.

Quelques réflexions sur le débat de la Récupération de la Mémoire Historique en Espagne. 


« Un passé qui ne passe pas. »
Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, 1990.

« Past is never dead. It's not even past. »
William Faulkner, Requiem For A Nun, 1951.

75 ans après le début de la Guerre Civile espagnole, 36 ans après la fin de la dictature franquiste, et avec un régime parlementaire qui est celui de la Constitution monarchique de 1978, il existe un problème politique et social non résolu, engendré par ces événements : l’existence de milliers de victimes de cette dictature, et leurs familles qui réclament leurs corps disparus ainsi qu’une réparation morale et juridique. Des victimes qui ont subi les prisons et les Camps de concentration, ou qui ont été assassinées et enterrées dans des milliers de fosses communes, sans qu’aucune reconnaissance sociale ou politique leur ait rendu justice. C’est même plus, ce sont les partis de la droite – héritiers de l’appareil d’Etat franquiste – et la complicité de la gauche parlementaire durant la Transition démocratique, qui se sont chargés de passer sous silence et d’oublier jusqu’à l’existence des victimes d’un régime tyrannique et terroriste, né d’un coup d’Etat devenu guerre civile de par la résistance populaire. Le mouvement de la Récupération de la Mémoire Historique est la lutte des parents et des victimes de la dictature pour la reconnaissance et la réparation juste de cette ignominie et survivre avec dignité à la bassesse de l’oubli. C’est la lutte organisée des victimes et de leurs parents, de leurs héritiers, de milliers de militants qui recherchent une vérité occultée pendant tant d’années.

L’échec de l’armée républicaine en 1939 face à l’armée fasciste du général Franco n’a pas supposé la fin de la cruauté d’une guerre civile. Si les hostilités belliqueuses des deux armées organisées se sont terminées, il n’en a pas été ainsi de la répression politique et sociale à laquelle ont été soumis les vaincus et tous ceux qui ont osé s’affronter d’une forme ou d’une autre au régime. Et surtout, la répression s’est acharnée sur les militants, persécutés jusqu’à l’extermination, des organisations tant politiques que syndicales, du mouvement ouvrier qui ont combattu au sein de l’armée républicaine. Ce qui a également supposé que toute la classe travailleuse a été soumise à la surveillance, la répression et l’exploitation des classes dominantes qui ont organisé le coup d’Etat du 18 juillet 1936.
Cependant, le processus politique de la Transition supposa la claudication des partis de gauche dans les possibles responsabilités de la dictature. La « réconciliation » entre les deux Espagne qui se sont battues s’est réalisée en tirant un rideau du silence sur les crimes de la dictature. Pour le Parti Communiste Espagnol et le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol, le pacte avec les franquistes supposait le retour à la légalité et au jeu démocratique. Et il fallait en payer le prix. L’un des prix a été la Loi d’amnistie de 1977. Cette loi libérait les prisonniers politiques. Mais en réalité, cette loi supposait l’amnistie de tous les crimes de la dictature. Elle a été une véritable loi de point final. Pour la droite, n’importe quelle tentative d’expliquer la vérité de la dictature était une vengeance. Comme d’autres l’expliquaient, la violence et la répression a été la même dans les deux camps, pourquoi alors rouvrir des blessures ? Si cela était aussi simple, il ne devrait y avoir dans cette situation aucun frein à la recherche de la vérité. Alors, pourquoi a-t-on mis des obstacles aux enquêtes sur la répression franquiste ? Pourquoi a-t-on détruit des fichiers et archives sur ce sujet ? Pourquoi refuse-t-on ou empêche-t-on d’ouvrir les fosses communes où sont enterrés les fusillés ? Il est vrai qu’il y a eu de la répression des deux côtés, mais la répression de gauche a été réparée par les fascistes.

Durant ces dernières années, l’utilisation de la « mémoire historique » s’est généralisée comme concept pour expliquer la nécessité de se rappeler les faits passés qui ont supposé des souffrances à des secteurs de la population réprimés par le franquisme. Cela signifie aussi la société.
            «  La mémoire est un concept imprécis, bien que doté d’une grande force de sens et de valeurs. L’action de beaucoup d’incitatives menées à bien par ceux qui ont fait partie du mouvement social connu comme Récupération de la Mémoire doit être celle de la reconnaissance de faire le bilan et mettre à jour la connaissance qui implique le large domaine des sciences sociales) comme fondements d’une société qui présente un fort déficit moral et politique à propos de son passé immédiat (reconnaissance plutôt que gratitude envers ces personnes qui ont souffert en silence.) […] C’est pourquoi, dans une conception culturelle large, dans laquelle nous devons insérer notre intérêt pour la mémoire et pour faire d’elle un outil précieux pour les objectifs d’une action culturelle qui aie dans les valeurs de la mémoire un recours à l’identité et au développement social. » [1]

La reconstruction de ce passé a rempli les étals des librairies, des bibliothèques et a fait les unes des journaux et moyens de communication en général. Les études réalisées par l’historiographie la plus actuelle ont révélé des informations, apporté des chiffres, des hypothèses et des recherches qui ont été révélatrices de l’oppression d’un régime dictatorial qui a implanté la terreur dans ses premières années jusqu’à évoluer pour donner la monarchie parlementaire actuelle.
Mais en réalité, ce qui a fait avancer les recherches et l’historiographie a été le mouvement de base, les victimes, les parents qui ont obligé à modifier, avec leurs témoignages, ce qui avait été écrit. C’est même plus, beaucoup de recherches locales qui ont apporté de nouvelles données sont dues à ces témoignages.

La Récupération de la Mémoire historique en Espagne est une nécessité pour l’existence des Espagnols. On ne saurait vivre sans savoir ce qui s’est passé et pourquoi. On ne peut vivre sans mémoire. Et pour cela, il y a des milliers de personnes qui se battent pour déterrer la vérité. Cette vérité qui git cachée sous la terre de centaines de fosses, qui exige que l’on la découvre et qu’on l’étudie. C’est le seul moyen de connaître le nombre de victimes et de contester les décennies de propagande manipulatrice qui refusait l’évidence. Et il ne suffit pas de poser des monuments ou des plaques en souvenir, il est nécessaire de connaitre le nombre de fusillés et d’enterrés.

Historiquement, nous nous trouvons dans cette période historique avec une déroute des organisations ouvrières. Cette période, que recouvre les années de 1931 à 1939 se caractérise par le fait d’ouvrir une période révolutionnaire dans laquelle des paysans ouvriers de l’industrie et agricoles prennent en main la société dans les zones où le coup d’Etat n’avait pas triomphé. Cette défaite en finit avec la guerre civile et celle-ci suppose le sommet d’une crise sociale et politique où les travailleurs et leurs organisations ont mit en cause l’ordre social régnant à l’époque, dominé par les classes bourgeoises et l’Eglise. Dans cette époque d’espoir peut-être démesuré, la répression franquiste a supposé pour des milliers de personnes pour leurs parents et compagnons le silence, l’oubli, la dissimulation quand ce n’était pas la discrimination. L’expression des faits signifie une forme de thérapie pour ceux qui ont subi la répression. Parler de quelque chose qui les a traumatisés et qu’ils ont dû taire durant des années signifie aussi une forme de libération. Et tout ceci implique un processus éducatif et d’apprentissage : formatif car il écrit son récit et de connaissance puisqu’il suppose une confrontation dialectique parmi ses souvenirs, l’histoire écrite et la réalité se dépassant à travers le dialogue, l’expression orale et écrite et les conclusions collectives et individuelles qu’apporte le processus éducatif.

La guerre civile et l’après-guerre ont profondément marqué les générations espagnoles durant des décennies. C’est pour cela qu’historiquement et pour le futur, il est nécessaire de récupérer la mémoire cachée, et de la récupérer en entier : tant la vérité de la répression comme ses causes, les luttes et conflits de classe, les idées révolutionnaires. Parce qu’une révolution s’est en effet mise en marche, déclenchée par le coup d’Etat. Les gens se sont soulevés avec le peu d’armes qu’ils avaient et ont organisé la résistance. Et ce sont eux qui ont été assassinés.
Le franquisme suppose l’échec des travailleurs et de leurs organisations. Léon Trotsky a su voir de manière lucide les conséquences de la défaite pour le peuple espagnol. Il commentait en 1939 :
            « Pour les ouvriers et paysans espagnols la défaite n’est pas seulement un épisode militaire : elle constitue une terrible tragédie historique. Elle signifie la destruction de leurs organisations, de leur idéal historique, de leurs syndicats, de leur bonheur, de leurs espoirs qu’ils ont alimenté pendant des années, voire même des siècles. Un être humain doté de raison peut penser que celle classe peut reconstruire dans l’espace d’un, deux ou trois ans de nouvelles organisations, un nouvel esprit millitant et expulser Franco ? Je ne crois pas. Aujourd'hui l'Espagne est plus loin de la révolution que n'importe quel pays. »

Et il faut chercher les causes de cette défaite dans les conflits sociaux qui apparaissent à ce moment là et comme facteur déterminant, la lutte qu'on mené des hommes et leurs organisations pour s'opposer au fascisme et à l'ordre social qu'il représentait. Cette lutte se basait sur l'analyse et la compréhension de l'ordre social du moment et la tentative de le changer. Il y avait des idées révolutionnaires derrière ces hommes qui tentaient de transformer le monde. Il est nécessaire d'également de les récupérer. Comme l'a démontré l'histoire, la violence de classes se répète à chaque fois que la classe dominante a besoin de survivre. Dans l'Espagne de 1936, il y avait la bourgeoisie agraire et ses clercs, les banquiers, et l'oligarchie. Parce que derrière ceux qui répriment, il y a toujours ceux qui les financent.

Par conséquent, la récupération de la mémoire historique ne peut être partiale. L'étude, la recherche sur la répression est nécessaire. La restitution de la dignité aux familles également. La connaissance publique de ces événements encore plus.
Nous avons dit qu'il y eu une défaite. Chercher le pourquoi de cette défaite peut nous faire connaître les différentes responsabilités dans la direction des conflits sociaux qui apparaissent. Ce raisonnement vaut également pour les autres étapes historiques. Et cela nous servira pour sûr pour le futur, tirant les enseignements de cette extermination, qui a supposé une répression brutale et des dizaines d'années de silence.



[1]    « Que mi nombra no se pierda en la historia », consultado en http://www.todoslosnombres.org el 03.02.2010

lundi 7 mars 2011

Journée d’études du vendredi 25 mars 2011 : Corps, maison, pays : espaces de la construction de l’identité sexuée



 Université de Franche-Comté
U.F.R Sciences du Langage, de l’Homme et de la Société

Centre de Recherches Interdisciplinaires et Transculturelles (EA 3224)
32, rue Mégevand - 25030 Besançon Cedex - France
03 81 66 53 95 

http://crit.univ-fcomte.fr/


Organisée par l’équipe interne “Gender Studies” : représentations et constructions de l’identité sexuée dans les textes et productions de l’art, de la littérature et de la civilisation.
 

9h : Accueil au Grand Salon

9h15 : Margaret Gillespie et Jennifer Murray : présentation de l’axe et de la journée.

 
Modératrice : Nella Arambasin

9h30 : Christian Auer (Université de Strasbourg) : La mise en scène du corps en souffrance: les récits d’emprisonnement des suffragettes.

10h : Murielle Ruffier (Université de Franche-Comté, Montbéliard) : De Josephine Butler à Ellice Hopkins : Evolution de la représentation de la prostitution dans l’Angleterre victorienne (1870-1901).
 
10h30 : Pause café  
Modératrice : Margaret Gillespie

10h45 : Jean-Loup Korzilius (Université de Franche-Comté, Besançon) : Les femmes, les couleurs et leurs espaces dans l’oeuvre de Matisse.
 
11h15 : Zeenat Saleh (Université de Franche-Comté, Besançon) : Musellement et enfermement de la femme dans le cinéma indien : l’exemple de Water de Deepa Mehta.
 
12h : Déjeuner
Modératrice : Jennifer Murray

13h30 : Marie Mas (Université de Grenoble) : Du toit au moi : un poème-maison pour rentrer chez soi dans la poésie d'Elisabeth Bishop.
 
14h : Neli Koleva (Université de Rennes) : The Lodger/Lovers Move in: Domestic Arrangements and the Formation of Gender Identity in Nabokov’s Lolita.
 
14h30 : Pause café
 
Modératrice : Zeenat Saleh

14h45 : Pauline Carvalho (Université de Franche-Comté, Besançon) : Cubaines : de corps et d'esprit. Analyse de Cher Premier amour de Zoé Valdés.
 
15h15 : Richard Parisot (Université de Franche-Comté, Besançon) : Ces femmes « qui remuent leurs os » : construction identitaire dans des récits de voyageuses de culture allemande (XIXe-XXe siècles).

mardi 22 février 2011

Cours d'introduction à la théorie queer

Je donnerai deux cours d'introduction à la théorie queer dans le cadre du cours de Politique et Théorie du Genre de la Profª Rocío Medina, 3ème année de Licence de Droit et Sciences Politiques, Université Pablo de Olavide, Séville.

mercredi 23 février 2011, bâtiment 8, salle 2.
vendredi 25 février 2011, bâtiment 8, salle 3.


samedi 12 février 2011

Manuel Puig, un écrivain pop.

Deliciosas criaturas perfumadas,

quiero el beso de sus boquitas pintadas.

Frágiles muñecas

del olvido y del placer;

ríen su alegría,

como un cascabel.

 
“Rubias de New York”,

Alfredo Le Pera/Carlos Gardel, 1934.


Dans les fauteuils plus ou moins confortables des salles obscures de General Villegas (Argentine), le petit Manuel Puig découvrit, avec des étoiles dans les yeux, les étoiles des écrans, les stars d'Hollywood, Rita Hayworth, Lauren Bacall, Marilyn Monroe, Mae West, bien que peut-être avec plus d'attirance pour James Dean, Paul Newman ou Humphrey Bogart. Il se rêvait cow-boy, chevauchant dans les déserts, transperçant les écrans pour s'échapper de Villegas. 
Il comprit rapidement que le monde de la création artistique était un monde dans lequel tout est possible. La littérature n'est pas faite que de livres poussiéreux ou de prix Nobel : c'est la création de tous les jours, la possibilité permanente, la puissance de tout renouveler. C'est en cela que Manuel Puig rompit d'avec la littérature classique, canonique et pompeuse de l'Argentine de l'époque.



De la même façon que le faisait l’enfant Puig, les personnages du Plus beau tango du monde font l’expérience de leur propre médiocrité en s’affrontant à la réalité des feuilletons radiophoniques rythmant leurs vies qu'ils transposent dans une réalité parallèle pour échapper à la leur, cruelle. Ils sont, sans le savoir, des Emma Bovary en puissance : elle qui lit des romans de chevalerie et qui rêve de héros galants qui viendraient l'emmener. Elle compense de cette manière le manque de romantisme, celui que ne lui procure pas son mari Charles.
Mabel et Nené comparent leurs vies avec celles des personnages des feuilletons qu'elles suivent. Elles rêvent d'une vie meilleure. La musique apparait également comme une façon de s'échapper de la réalité : les tangos et boléros, chansons populaires argentines par excellence, offrent leur réconfort. Les personnages en chantent en faisant leurs tâches domestiques : « les boléros disent beaucoup de chosent vraies », disent-elles. Tout le monde se reconnaît en ces chansons. Elles parlent d'amour, de désir, de séparation, de mort, et ceux qui ont ces expériences-là ressentent ce dont elles parlent. Et ces filles vont jusqu'à imiter ce genre de production artistique jusqu'à produire celui qui lui correspond le plus.
Les personnages du Plus beau tango du monde vivent leur vie par procuration à travers la culture populaire à laquelle ils ont accès et à travers de personnages et de réalités fictifs. Ils se racontent à eux-mêmes leur propre vie, de la même manière que le lecteur doit se raconter lui-même l'histoire de ce roman, par un genre de représentation cinématographique mentale, du fait l'absence de passages narrés : cette narration se construit donc à travers de l'imagination du lecteur. Elle est en contact et en communication directe avec les personnages. Il doit relier chacun de ces éléments α-littéraires pour palier à cette non-narration : cette trame se construit au travers de ces éléments de la vie quotidienne juxtaposés : des articles, revues de mode, feuilletons, albums photos, etc. Ainsi Puig fait l'expérience de nouvelles formes de création littéraire en réhabilitant le genre mineur du feuilleton.

Les moyens de communication de masse sont doublement performatifs. D'une part parce qu'ils offrent un espace dans lequel l'expérimentation est possible jusqu'à l'infini. Et d'autre part, parce qu'ils montrent comment on doit se comporter. Ils exposent des modèles à suivre, et rien que par le fait de le faire, ceci implique un certain pouvoir sur le réel. Il s'agit de modèles de beauté, de conformité sociale. Quand Nené écrit au courrier du cœur de cette revue féminine pour demander des conseils sur sa situation amoureuse, la rédactrice lui impose la conception bourgeoise et hétéronormée du mariage : elle doit se marier avec l'homme qu'a choisi sa famille pour préserver l'harmonie et le bonheur de ses parents et pour préserver l'ordre social.

Le cinéma, les feuilletons écrits ou radiophoniques placent sous les projecteurs des couples parfaits, heureux, riches, blancs, capitalistes et hétérosexuels. En un seul mot : normés. On nous montre comment on doit aimer et qui. Comme dit Judith Butler : « les normes établissent ce qui sera intelligiblement humain ou non, ce qui sera considéré ou non comme réel. »
C'est bien de la pédagogie de vie que nous propose la culture de masse. Elle ne nous représente pas la réalité de la vie telle comme elle est, mais elle fonctionne comme une machine performative qui produit des modèles sociaux. On nous dit comment précisément l'on doit mener notre vie, dans quelles situation, avec qui, en quels lieux, etc. Les normes sociales imposent des règles de vies, des règles de comportement, mais ces modèles canoniques sont des parodies sans original, c'est-à-dire qu'ils se recréent chaque fois qu'ils sont mis en scène. Ils ne représentent rien vu qu'ils n'ont pas d'objets à représenter : ils sont eux-mêmes les objets à représenter et leur représentation. C'est un faire, « a doing », une pratique, ce n'est pas une éternité. Il fait ce qu'il dit. L'homme viril parodie ce qu'il admet comme étant la « virilité. » Il en va de même pour la féminité. Ce sont des lois non écrites que l'on se doit d'appliquer, mais qui ne correspondent en rien à la réalité. Il est à noter que les acteurs qui incarnent des personnages fictifs à l'écran font la parodie de la parodie de ces règles : il s'agit de personnages fictifs avec une vie fictive et une histoire fictive. Le film ne nous montre pas comment est la vie mais comment elle peut être ou encore comment elle doit être. Et ainsi, en suivant ces références, on applique ces modèles doublement faux, irréels, α-réels. Les exemples de conduite, de style de vie, de beauté féminine ou masculine n'ont aucune substance ou consistance parce qu'ils sont utopiques (ύ-τοπος, sans lieu). Mais celui qui ne correspond pas à ces normes se voit alors rejeté, exclu du groupe duquel il fait partie et qui s'appelle société parce qu'elles sont les garantes de l'ordre et de la stabilité sociale. Être marginal est un châtiment pire que la mort. C'est ce qui arrive à la Raba qui se retrouve seule et isolée pour avoir eu un enfant illégitime, hors du mariage, de la conception de la famille et de l'ordre social.

Dans son roman, Manuel Puig se réapproprie donc les codes de la culture populaire pour nous les remontrer tels qu'ils sont et pour nous en démontrer le vide. Focalisons-nous sur le cinquième épisode. Nous y voyons la relation entre le paratexte et le propre contenu du chapitre. Celui se base sur une chanson de Carlos Gardel, Rubias de New-York, et y dit que les femmes « rendent jalouses les étoiles », c'est-à-dire qu'elles sont plus jolies que des astres célestes ou que les stars hollywoodiennes et d'elles et de leur représentation dans la culture populaire provient la volonté de la Raba de devenir actrice pour leur ressembler. « Je ne sais vivre sans elles » : l'auteur exprime son désir et le fait qu'il ne les possède pas et qu'il rêve d'elles. Nous faisons alors face au désir de base à des femmes qui sont des femmes de consommation à l'intérieur même du mythe hollywoodien, avec tout ce que cela suppose d'argent et d'alcool. Il s'agit du rêve américain populaire transmis par le cinéma : les femmes fatales des films noirs ou de comédies légères. Et l'auteur veut de ces femmes « le baiser leurs petites bouches maquillées. » Par ces bouches, on retrouve le titre original de ce roman : Boquitas pintadas, mais nous retrouvons aussi un des centres d'attention du désir masculin et la référence au fait que les femmes se maquillent pour plaire et séduire et entrer donc dans le jeu de la féminité obligatoire comme fondement de la beauté. Puig nous montre des femmes à la fois coupables et victimes de cette vision de la culture de masse. 
Ce chapitre nous présente les destins croisés de trois des personnages principaux. Apparaît ici un des traits caractéristiques du style de Puig : le monologue intérieur, surement inspiré du Stream of consciousness d'un James Joyce ou de la Beat generation d'un Jack Kerouac. Nous retrouvons la volonté de rompre avec les règles canoniques de la littérature et avec l'ordre social d'une société encore victorienne. Avec le monologue intérieur, Puig laisse libre cours aux pensées de ses personnages, sans véritable inquiétude pour le style (ce qui de fait est un style), pour avoir un enchainement d'idées qui correspond au désordre de la pensée et ainsi obtenir la correspondance du temps des écritures avec celui de la narration. Ici, en plus de suivre la journée des personnages et ce qu'ils font en détail, bien que ce qui importe le plus ce ne sont pas leurs actes car ils ne font rien de significatif, nous suivons leurs pensées. Le passage le plus représentatif de ce que nous venons de dire est celui des fantasmes sexuels de Pancho. Il quitte l'atelier où il est maçon et se met soudain à penser à des femmes comme il aime qu'elles soient, et ensuite à celles de la Criolla, le bordel où il a l'habitude d'aller quand il reçoit son salaire, il pense à l'apparence du pubis de ces filles, et s'imagine ensuite Nélida nue, alanguie sur un lit, ou en sous vêtements. Il s'imagine des femmes « propres », caractéristiques du fantasme sexuel, mais qui sont fondamentalement différentes de celles qu'il fréquente : elles font partie de leur classe sociale, elles travaillent, transpirent et sont peu éduquées. Il fantasme exactement sur les modèles hérigés comme canons de beauté que-l'on-doit-désirer-sexuellement.

Les différentes instances de socialisation font peser sur la société le poids de la répression, de l'interdit, ce qui fait que se développe la peur de la transgression. On peut mettre en valeur quatre agents de répression, selon Ida Reutemann. Tout d'abord, la société elle-même, par l'éducation, la famille qui en transmettent les valeurs fondamentales dès notre naissance. Ensuite, la religion qui dégage la peur du péché et qui contrôle les conduites. Encore, les rétrocontrôles des propres membres d'une communauté sur les autres. Il est à noter que Coronel Vallejos, village fictif mais parodique de General Villegas, est un petit village de province dans lequel tout le monde se connait ; y avoir un vie privée est donc impossible. Et pour finir, l'autocontrôle que chacun a sur soi, qui provient de la peur de la punition.

Donc, le désir hors des cadres normatifs de la société provoquent un sentiment répressif de culpabilité et empêche les personnages de vivre le sexe comme ils l'aspirent. On se doit de suivre des rôles sociaux auxquels nous sommes astreint sous peine d'exclusion par la haine (et la peur) du non conforme.

Dans le neuvième épisode, on voit bien la préoccupation pour les apparences et pour le jugement des autres. Dans l'espace de son journal intime ou plutôt e la transcription de ses pensées, Pancho partage avec nous son plus grand désir, celui de pouvoir enfin porter son uniforme et se promener fièrement dans les rues pour que les gens le voient, et sa plus grande crainte, que la Raba révèle qu'il est le père de son enfant : la réputation d'avoir un fils illégitime lui serait fatal. Dans la lettre qu'écrit Nené à Mabel, elle lui raconte qu'elle ne voulait pas que son mari la voie sans maquillage, et lui décrit dont elle a bénéficié durant sa lune de miel et toutes les commodités que dispose son foyer. Mais elle ne parle pas à Mabel de ses sentiments. Elle n'est pas heureuse avec Cecil, mais elle n'a pas le droit de le dire. Elle n'est pas heureuse, mais elle possède et le montre. Elle montre comme ils sont devenus un couple complètement petit bourgeois.

Nous avons dit plus haut que par l'absence de narration, le lecteur avoir un contact direct avec les personnages. On peut à partir de ceci y construire un parallèle avec l'auteur. L'absence de narration implique donc l'absence de narrateur. L'écrivain – scriptor – s'affronte donc directement aux personnages sans passer par le stade de narrateur. Nous avons donc affaire non pas au style de Manuel Puig mais à celui des personnages. A donc lieu un véritable processus de transformation de l'auteur en ses personnages. Et comme la majorité d'entre elles sont des femmes, on peut donc dire qu'il s'agit ici d'une transsexualité performative car non effective et qui doit se réactualiser à chaque fois qu'il incarne un personnage féminin.

Au sein même de la société, on rejette, on hait l'homosexuel parce qu'il devient femme et trahit ainsi sa propre catégorie d'homme qui est à la tête du pouvoir social à travers du biopouvoir de la testostérone. La transgression de genre (pas forcément réelle mais que la société nous faire croire) que suppose l'homosexualité, Manuel Puig la réalise à travers cette narration, c'est-à-dire qu'il parle par Nélida, Mabel et la Raba. Il se plonge dans l'esprit de ces femmes en écrivant des monologues intérieurs, les pensées et opinions, et en exprimant leur points de vue et leurs inquiétudes.
On peut même dire qu'en suivant ce processus, Manuel Puig devient un homme, mais un homme hétéronormé, un homme viril en se mettant dans la peau de Juan-Carlos et de Pancho. Avec ces transformations, l'auteur critique l'impératif de conformité à la norme et le fait que les femmes sont les plus sacrifiées sur l'autel des conventions sociales. Elles sont obligées de suivre les règles imposées et d'accomplir ce qui est socialement prévu.

Manuel Puig, avec Le plus beau tango du monde, a mené à bien une vraie révolution dans la littérature. Il a compris que la construction des rôles sociaux et a fortiori des genres passent par une fabrication sociale. La difficulté de transgresser les lois des comportements normatifs fait que l'individu va adopter un comportement normé. De cette façon, la société reste conformiste et immobile. La transgression des rôles et des genres sexuels peut être une arme pour le changement et pour lutter contre l'intolérance, tout en sachant que c'est par la révolution sociale que s'accomplira la révolution sexuelle. L'auteur transgresse les genres avec un roman contextualisé dans un univers machiste provincial des années 30, ce qui était en plus d'une rupture formelle du livre, une provocation et une volonté de rompre avec l'hétéronormativité des années 60. Par le fait de comprendre l'absence de lien entre sexe et genre et que le genre de chacun correspond à une identité particulière, Manuel Puig est devenu un genre de pré-queer.
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