mardi 19 juillet 2011

"L'écrivain est un être qui absorbe radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire." R. BARTHES


Au début du XX siècle apparaissent les premières mises en abyme des écrivains dans leurs œuvres. La grande problématique de l'écrivain en tant qu'être écrivant commence à faire sa place dans la pensée littéraire, et la question de l'écrivain comme mythe se pose. De là naît la question de savoir ce qu'est un écrivain. Roland Barthes propose dans Essais critiques un écrivain comme « un homme qui absorbe radicalement le 'pourquoi du monde' dans un 'comment écrire' »1. Le pourquoi du monde et ses différentes déclinaisons sont la base même de la pensée moderne.  

Le philosophe répondra à ces questions par une argumentation, l'écrivain y répondra par une fable, un roman, au sein desquels chaque élément prend part à la construction de la réponse que l'écrivain souhaite proposer : le choix d'une histoire, d'un registre. Choix qui seront propres à l'écrivain ; propres et reconnaissables, tels le style d'un compositeur grâce auquel on est capable de reconnaître une pièce inédite en se fixant sur les sonorités, aux mélodies, au phrasé. 
Un écrivain est un être obsédé par des questions, questions qui transparaissent dans le style et qui interrogent ce pourquoi du monde. Dans le comment écrire, il faut se limiter à entendre le comment selon l'histoire, le comment selon le registre, le comment selon le style. 

Roland Barthes.
L'écrivain veut transmettre le message de son roman essentiellement à travers une histoire, un registre et un porte-parole évoluant dans un cadre réaliste et vraisemblable.
Tout comme l'écrivain romantique, le romancier naturaliste installe son histoire et son décor, mais la différence est que ce dernier fait évoluer son personnage selon les hypothèses dont il veut démontrer la vérité. Ces hypothèses régissent le devenir des personnages dans le récit et, de fait, celui des Hommes dans le monde réel. L'hypothèse réaliste affirme que la société détermine l'individu, tandis que l'hypothèse naturaliste avance l'idée d'un déterminisme biologique. En cela, Gervaise dans l’Assommoir subit un double déterminisme : social, du fait de sa condition de prolétaire, et biologique, du fait son alcoolisme, le fléau familial. Elle est donc condamnée à une mort précoce. On peut trouver un genre de gène de la folie chez les Rougon-Macquart. Zola a quelque chose à démontrer et va tout mettre en œuvre pour y parvenir. Le but de l'écriture de Zola, et des naturalistes en général, est de saisir et cerner les lois de la nature et de s'interroger sur la liberté de l'Homme. Le constat qui est fait est tragique, voire pessimiste : l'individu est privé de toute liberté.

Le pourquoi du monde de Stendhal dans le Rouge et le Noir est traduit par l'intrigue du roman. Il s'agit d'un personnage pur confronté à une société impure. L'écrivain pose la question de l'acceptabilité des grands sentiments. Ici, les deux personnages purs sont Julien Sorel et Mme de Rênal ; ils auraient pu se rencontrer et vivre un amour intense, mais la société les en empêche. Mme de Rênal représente un amour qui se laisse aller, bien que mariée selon les exigences sociales. Julien est guillotiné pour ne pas avoir voulu de la société et pour avoir aspiré à s'élever socialement et humainement.

La résistance à la mort passe par l'écriture. La mort serait l'échec de l'existence, l'échec de la vie. Or la mort peut être une occasion d'agir en philosophe-héros. Montaigne pensait que « philosopher, c'est apprendre à mourir », mourir en choisissant sa mort, belle et philosophique. Malraux, dans La Condition humaine décrit des morts comme étant des réussites. Le suicide de Kyo et l’exécution de Katow dans la chaudière d'une locomotive sont sublimes et montrent la victoire.i
La mort d'Emma Bovary n'est pas non plus un échec, mais incarne sa révolte contre une société impure, et celle de Charles montre qu'il est le seul capable de mourir d'amour en véritable héros idéaliste.ii

Le registre, en plus de l'argument, participe à l'explication du pourquoi du monde. Le registre épique de Corneille, tel qu'on le trouve dans Le Cid, traduit sa colère de voir le pouvoir concentré dans les mains d'un seul homme et non plus dans celles de la noblesse. Il faut donc se battre. Les personnages cornéliens se pensent libres : le Baroque est l'époque de l'affirmation de soi.
Racine, lui, emploie un registre tragique. Les personnages se savent condamnés dès le début, et ce de manière inéluctable. Il n'y a rien qu'ils puissent faire. Phèdre veut mourir dès le début de la pièce car elle sait qu'elle n'a pas sa place sur Terre. La question de Racine est de savoir s'ils peuvent survivre, la réponse est évidemment négative. 
Sous la plume des écrivains politiques ou philosophes, le pourquoi du monde dans le comment écrire prend alors tout son sens. Chaque mot a une importance capitale : il doit frapper tel le marteau. Sartre dit que « si la littérature n'est pas tout, elle ne vaut pas une heure de peine. Elle sèche sur pied si vous la réduisez à l'innocence, à des chansons. Si chaque phrase écrite ne résonne pas à tous les niveaux de l'Homme et de la société, elle ne signifie rien. »2

Une des obsessions principales de Flaubert, écrivain réaliste par excellence, est le combat contre la bêtise et le réalisme romantique. La profusion de détails dans Madame Bovary est là pour montrer la trivialité d'une réalité sociale sans intérêt, d'une société corrompue par l'aspiration à l'ascension sociale, la réussite personnelle ; avatars du capitalisme. Les descriptions flaubertiennes ne décrivent pas des lieux, mais décrivent Emma ou traduisent un vide. Dans le Chapitre Premier, le point de vue est celui d'Emma Bovary, la description est faite en focalisation interne, l'auteur traduit ce qu'elle ressent : la synesthésie montre que plus rien ne compte pour elle, sauf ce fameux bal : le style mime sa fascination.

Le comment écrire des écrivains passe aussi par tout un décorum, par des figures de style, choix inconscients des auteurs, qui traduisent aussi le pourquoi du monde.
L'écrivain n'a pas conscience des mystères qu'il interroge. Citons comme exemple le poème « Je voudrais bien richement jaunissant » de Ronsardiii. Comment le style du poète traduit-il sa vision du réel ? Les idées de lenteur (appuyées par des assonances en [ɑ̃]) et de tendresse virile (avec l'or, métal dur qui devient doux) ; l'anaphore « je voudrais » marque l'irréel ; le jeu de miroirs entre Ronsard et Cassandre – dans la première strophe, Ronsard est liquide (« en pluie d'or ») et Cassandre est une vraie femme ; la comparaison de Cassandre à une vache et de lui-même à un taureau (deux animaux complémentaires) ; et dans la troisième strophe, elle est une fontaine, donc liquide, et lui un vrai homme (Narcisse) – : tous ces éléments montrent le consentement de sa bien-aimée, et tout ceci crée la concrétisation d'un fantasme grâce aux outils de la poésie, à un travail de généralisation, au recours à la mythologie, et à un processus abstraction à l'aide de métaphores et de mots vagues. Ce texte suscite l'émotion et permet de libérer l'imaginaire du lecteur grâce au style qui crée une atmosphère tendre par sa lenteur et à l'emploi de termes affectifs. 
Dans un autre poème « L'absence, ni l'oubli, ni la course du jour »iv, Ronsard proclame le refus de l'absence, mais il lui donne une puissance parce que l'absence devient vision (« course du jour ») et son : les allitérations en [ʁ] et [s] sont là pour faire entendre sa peine. Mais, puisque l'absence est visible, (on la ressent dans les échos en [b], [s] [ɑ̃], [u] [ʁ]), devient acceptable. 

La poésie ne peut pas donner de message (il y est beaucoup plus flou que dans le roman traditionnel) car la poésie ne cherche pas nécessairement à répondre au pourquoi du monde, mais elle a du moins la vertu d'apaiser nos angoisses. 
Il y a pure absorption du pourquoi du monde dans le style. Il y a une réponse dans la non-réponse au sens où Ronsard ne dit pas qu'il sait ce qu'est le désir, et pourtant, il l'exprime. Il en va de même chez Baudelaire pour question de la mort : « Et comme une long linceul traînant à l'Orient, Entends ma chère, entends la douce nuit qui marche.3 » Il dépeint ici le mystère de la mort : il la rend visualisable, acceptable, tendre. La mort n'est plus un problème. Elle n'est plus effrayante. Elle est belle.

Loti décrit dans Pêcheurs d'Islande le lieu de pêche de Yann et Sylvestrev. C'est un endroit vide. Un non-endroit. Le paysage est plat, blanc, froid, inanimé, sans vie, les comparaisons ne sont que minérales. Le temps est figé, éternel : l'image du cercle et l'absence de Dieu montrent l'impuissance des personnages, et de fait celle des Hommes. Cette métaphore nous emmène à un monde bouché et à la précarité de l'humanité. La vie n'a pas de sens et la menace de la mort prochaine écrase Yann et Sylvestre : la vie de l'Homme est inutile, elle n'est que pure répétition. Notion camusienne, s'il en est. Dieu est mort et sa place apparaît en creux sans que l'on sache par quoi le remplacer. 
C'est la problématique principale du XX°s : le constat a été que rien ne le remplace. Le seul refuge est dans l'écriture, ou dans l'angoisse existentielle.

L'écriture des écrivains philosophes est une écriture qui évite les figures de rhétorique superflues, le style y est dense. C'est une manière de traquer le mensonge et de transformer l'écriture en action. 
Le style de Camus dans l'Étranger est un style blanc, froid, saccadé. « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Il exprime des sensations de manière subjective : Meursault sent des choses (la chaleur du soleil, par exemple) mais ne ressent rien. Pas de sentiments. Camus fait une décomposition de la réalité pour la transformer en fragments, c'est l'Absurde.
L’œuvre de Proust devient sa propre justification. C'est dans le style de cet auteur que l'on retrouve son pourquoi du monde. Proust parle de capturer le réel « dans les anneaux d'un beau style », mais ce qui importe finalement, ce n'est pas la capture, mais le style. La forme privilégiée de la phrase proustienne est une phrase en spirale, comme sa représentation du temps ; le temps, sa question centrale. Il se demande comment échapper au temps, ce temps destructeur. Réussir à y échapper, c'est atteindre l'immortalité. C'est ce qu'il parvient à faire avec sa madeleine dans La Recherche. A cet instant précis, il réussit à être deux lui différents, c'est-à-dire à être simultanément à deux moments de sa vie : au temps de la narration et chez sa tante Léonie à l'heure des goûters de son enfance. Le temps n'est pas la ligne horizontale qui conduit à la mort. Voilà une pâtisserie nietzschéenne à l'épreuve de l'éternel retour, en quelque sorte.

En plus de ce que l'écrivain exprime inconsciemment dans ses écrits, intervient la problématique de la réception de l’œuvre par le lecteur, et ce à l'insu de l'écrivain même. Il croit répondre au pourquoi du monde mais ce n'est pas que ce que comprend le lecteur : ce dernier choisi son littérateur de prédilection en fonction de sa vision du monde.
Ce qui est le plus intéressant chez Zola, à titre d'exemple, ce n'est pas seulement sa méthode scientifique (qui a parfois été infirmée, tout comme son hypothèse du déterminisme biologique), mais la mythologie épique qui transforme l'Homme en géant ou en être infime écrasé et qui se bat contre des forces extérieures qui le dépassent, telles la machine ou la mine, qui se retrouvent personnifiées dans la plupart de ses romans. L'ère capitaliste a trouvé sa Chanson de Roland : on a affaire à une nouvelle épopée de l'Homme moderne.

Le pourquoi du monde explique le comment écrire, et vice versa. En définitive, le style d'un écrivain absorbe à plusieurs niveaux le pourquoi du monde : il y a une part d'acte volontaire, mais aussi une part non négligeable d'inconscient dans ce qui est écrit : Loti a-t-il vraiment choisi de faire la description d'un paysage circulaire pour montrer l'impuissance de ses personnages ? Ronsard a-t-il volontairement produit ses allitérations ? A priori non. Pur postulat personnel. 
Lire un texte à plusieurs niveaux de lecture, du pur plaisir à l'analyse, fait comprendre le message de l'auteur, mais aussi d'autres préoccupations qu'il faut avoir à l'esprit, sans forcément y chercher de réponse, car finalement, notre humanité se trouve au sein même de la création littéraire.

***
1BARTHES, Roland, « Écrivains et écrivants », in Essais critiques, Paris, Seuil, Collections Points, 1981, p148
2SARTRE, Jean-Paul, Les Écrivains en personne, Situations IX, p 15 (Éditions Gallimard)
3BAUDELAIRE, Charles, « Recueillement », in Les Fleurs du Mal, 1857. 

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 - Annexes : textes cités -

iEt une rumeur inentendue prolongeait jusqu'au fond de la nuit ce chuchotement de la douleur : ainsi qu'Hemmelrich3, presque tous ces hommes avaient des enfants. Pourtant, la fatalité acceptée par eux montait avec leur bourdonnement de blessés comme la paix du soir, recouvrait Kyo, ses yeux fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné, avec une majesté de chant funèbre. Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait été chargé du sens le plus fort et du plus grand espoir ; il mourrait parmi ceux avec qui il aurait voulu vivre ; il mourrait, comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie. Qu'eut valu une vie pour laquelle il n'eût pas accepté de mourir ? Il est facile de mourir quand on ne meurt pas seul. Mort saturée de ce chevrotement fraternel, assemblée de vaincus où des multitudes reconnaîtraient leurs martyrs, légende sanglante dont se font les légendes dorées ! Comment, déjà regardé par la mort, ne pas entendre ce murmure de sacrifice humain qui lui criait que le coeur viril des hommes est un refuge à morts qui vaut bien l'esprit ?
Il tenait maintenant le cyanure dans sa main4. Il s'était souvent demandé s'il mourrait facilement. Il savait que, s'il décidait de se tuer, il se tuerait ; mais, connaissant la sauvage indifférence avec quoi la vie nous démasque à nous-mêmes, il n'avait pas été sans inquiétude sur l'instant où la mort écraserait sa pensée de toute sa pesée sans retour. Non, mourir pouvait être un acte exalté, la suprême expression d’une vie à quoi cette mort ressemblait tant ; et c’était échapper à ces deux soldats qui s’approchaient en hésitant. Il écrasa le poison entre ses dents comme s’il eût commandé, entendit encore Katow l’interroger avec angoisse et le toucher, et, au moment où il voulait se raccrocher à lui, suffoquant, il sentit toutes ses forces le dépasser, écartelées au-delà de lui-même contre une toute-puissante convulsion.
André Malraux, La Condition humaine ,VI, 1933.

iiLa clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers la troisième tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, la retirant pleine d’une poudre blanche, elle se mit à manger à même.
— Arrêtez ! s’écria-t-il en se jetant sur elle.
— Tais-toi ! on viendrait…
Il se désespérait, voulait appeler.
— N’en dis rien, tout retomberait sur ton maître !
Puis elle s’en retourna subitement apaisée, et presque dans la sérénité d’un devoir accompli.

Quand Charles, bouleversé par la nouvelle de la saisie, était rentré à la maison, Emma venait d’en sortir. Il cria, pleura, s’évanouit, mais elle ne revint pas. Où pouvait-elle être ? Il envoya Félicité chez Homais, chez M. Tuvache, chez Lheureux, au Lion d’or, partout ; et, dans les intermittences de son angoisse, il voyait sa considération anéantie, leur fortune perdue, l’avenir de Berthe brisé ! Par quelle cause ?… pas un mot ! Il attendit jusqu’à six heures du soir. Enfin, n’y pouvant plus tenir, et imaginant qu’elle était partie pour Rouen, il alla sur la grande route, fit une demi-lieue, ne rencontra personne, attendit encore et s’en revint.
Elle était rentrée. — Qu’y avait-il ?… Pourquoi ?… Explique-moi !…
Elle s’assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu’elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et l’heure.
Puis elle dit d’un ton solennel :
— Tu la liras demain ; d’ici là, je t’en prie, ne m’adresse pas une seule question !… Non, pas une !
— Mais…
— Oh ! laisse-moi !
Et elle se coucha tout du long sur son lit.
Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux.
Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non ! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait.
— Ah ! c’est bien peu de chose, la mort ! pensait-elle ; je vais m’endormir, et tout sera fini !
Elle but une gorgée d’eau et se tourna vers la muraille.
Cet affreux goût d’encre continuait.
— J’ai soif !… oh ! j’ai bien soif ! soupira-t-elle.
— Qu’as-tu donc ? dit Charles, qui lui tendait un verre.
— Ce n’est rien !… Ouvre la fenêtre…, j’étouffe !
Et elle fut prise d’une nausée si soudaine, qu’elle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous l’oreiller.
— Enlève-le ! dit-elle vivement ; jette-le !
Il la questionna ; elle ne répondit pas. Elle se tenait immobile, de peur que la moindre émotion ne la fît vomir. Cependant, elle sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusqu’au cœur.
— Ah ! voilà que ça commence ! murmura-t-elle.
— Que dis-tu ?
Elle roulait sa tête avec un geste doux plein d’angoisse, et tout en ouvrant continuellement les mâchoires, comme si elle eût porté sur sa langue quelque chose de très lourd. À huit heures, les vomissements reparurent.
Charles observa qu’il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine.
— C’est extraordinaire ! c’est singulier ! répéta-t-il.
Mais elle dit d’une voix forte :
— Non, tu te trompes !
Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur l’estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé.
Puis elle se mit à geindre, faiblement d’abord. Un grand frisson lui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap où s’enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque insensible maintenant.
Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme figée dans l’exhalaison d’une vapeur métallique. Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d’elle, et à toutes les questions elle ne répondait qu’en hochant la tête ; même elle sourit deux ou trois fois. Peu à peu, ses gémissements furent plus forts. Un hurlement sourd lui échappa ; elle prétendit qu’elle allait mieux et qu’elle se lèverait tout à l’heure. Mais les convulsions la saisirent ; elle s’écria :
— Ah ! c’est atroce, mon Dieu !
Il se jeta à genoux contre son lit.
— Parle ! qu’as-tu mangé ? Réponds, au nom du ciel !
Et il la regardait avec des yeux d’une tendresse comme elle n’en avait jamais vu.
— Eh bien, là…, là !… dit-elle d’une voix défaillante.
Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut Qu’on n’accuse personne… Il s’arrêta, se passa la main sur les yeux, et relut encore.

— Comment !… Au secours ! à moi ! Et il ne pouvait que répéter ce mot : « Empoisonnée ! empoisonnée ! » Félicité courut chez Homais, qui s’exclama sur la place ; Mme Lefrançois l’entendit au Lion d’or, quelques-uns se levèrent pour l’apprendre à leurs voisins, et toute la nuit le village fut en éveil.
Éperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans la chambre. Il se heurtait aux meubles, s’arrachait les cheveux, et jamais le pharmacien n’avait cru qu’il pût y avoir de si épouvantable spectacle.
[…]
Puis, revenu près d’elle, il s’affaissa par terre sur le tapis, et il restait la tête appuyée contre le bord de sa couche, à sangloter.
— Ne pleure pas ! lui dit-elle. Bientôt je ne te tourmenterai plus !
— Pourquoi ? Qui t’a forcée ?
Elle répliqua :
— Il le fallait, mon ami.
— N’étais-tu pas heureuse ? Est-ce ma faute ? J’ai fait tout ce que j’ai pu pourtant !
— Oui…, c’est vrai…, tu es bon, toi !
Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation surchargeait sa tristesse ; il sentait tout son être s’écrouler de désespoir à l’idée qu’il fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plus d’amour que jamais ; et il ne trouvait rien ; il ne savait pas, il n’osait, l’urgence d’une résolution immédiate achevant de le bouleverser.
Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne, maintenant ; une confusion de crépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne.
[…]
Elle ne tarda pas à vomir du sang. Ses lèvres se serrèrent davantage. Elle avait les membres crispés, le corps couvert de taches brunes, et son pouls glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une corde de harpe près de se rompre. Puis elle se mettait à crier, horriblement. Elle maudissait le poison, l’invectivait, le suppliait de se hâter, et repoussait de ses bras roidis tout ce que Charles, plus agonisant qu’elle, s’efforçait de lui faire boire. Il était debout, son mouchoir sur les lèvres, râlant, pleurant, et suffoqué par des sanglots qui le secouaient jusqu’aux talons.
[...]
La chambre, quand ils entrèrent, était toute pleine d’une solennité lugubre. Il y avait sur la table à ouvrage, recouverte d’une serviette blanche, cinq ou six petites boules de coton dans un plat d’argent, près d’un gros crucifix, entre deux chandeliers qui brûlaient. Emma, le menton contre sa poitrine, ouvrait démesurément les paupières ; et ses pauvres mains se traînaient sur les draps, avec ce geste hideux et doux des agonisants qui semblent vouloir déjà se recouvrir du suaire. Pâle comme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles, sans pleurer, se tenait en face d’elle, au pied du lit, tandis que le prêtre, appuyé sur un genou, marmottait des paroles basses.
Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie à voir tout à coup l’étole violette, sans doute retrouvant au milieu d’un apaisement extraordinaire la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques, avec des visions de béatitude éternelle qui commençaient.
Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou comme quelqu’un qui a soif, et, collant ses lèvres sur le corps de l’Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné. Ensuite il récita le Misereatur et l'Indulgentiam, trempa son pouce droit dans l’huile et commença les onctions : d’abord sur les yeux, qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres ; puis sur les narines, friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses ; puis sur la bouche, qui s’était ouverte pour le mensonge, qui avait gémi d’orgueil et crié dans la luxure ; puis sur les mains, qui se délectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait à l’assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus.
[…]
Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur l’oreiller.
Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s’éteignent, à la croire déjà morte, sans l’effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si l’âme eût fait des bonds pour se détacher. Félicité s’agenouilla devant le crucifix, et le pharmacien lui-même fléchit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet regardait vaguement sur la place. Bournisien s’était remis en prière, la figure inclinée contre le bord de la couche, avec sa longue soutane noire qui traînait derrière lui dans l’appartement. Charles était de l’autre côté, à genoux, les bras étendus vers Emma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant à chaque battement de son cœur, comme au contrecoup d’une ruine qui tombe. À mesure que le râle devenait plus fort, l’ecclésiastique précipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche.
Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d’un bâton ; et une voix s’éleva, une voix rauque, qui chantait :
Souvent la chaleur d’un beau jour
Fait rêver fillette à l’amour.
Emma se releva comme un cadavre que l’on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante.
Pour amasser diligemment
Les épis que la faux moissonne,
Ma Nanette va s’inclinant
Vers le sillon qui nous les donne.
— L’Aveugle s’écria-t-elle.
Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement.
Il souffla bien fort ce jour-là
Et le jupon court s’envola !
Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus.
Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, III, 1857. 
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iiiJe voudrais bien richement jaunissant
En pluie d'or goutte à goutte descendre
Dans le beau sein de ma belle Cassandre,
Lors qu'en ses yeux le somme va glissant.

Je voudrais bien en taureau blanchissant
Me transformer pour finement la prendre,
Quand en avril par l'herbe la plus tendre
Elle va, fleur, mille fleurs ravissant.

Je voudrais bien alléger ma peine,
Etre un Narcisse, et elle une fontaine,
Pour m'y plonger une nuit à séjour ;

Et voudrais bien que cette nuit encore
Durât toujours sans que jamais l'Aurore
Pour m'éveiller ne rallumât le jour.
Pierre de RONSARD, Premier Livre des Amours, 1555.

ivL'absence, ni l'oubli, ni la course du jour
N'ont effacé le nom, les grâces ni l'amour
Qu'au coeur je m'imprimai dès ma jeunesse tendre,
Fait nouveau serviteur de toi, belle Cassandre!
Qui me fus autrefois plus chère que mes yeux,
Que mon sang, que ma vie, et que seule en tous lieux
Pour sujet éternel ma Muse avait choisie,
Afin de te chanter par longue poésie...
Et si l'âge, qui rompt et murs et forteresses,
En coulant a perdu un peu de nos jeunesses,
Cassandre, c'est tout un; car je n'ai pas égard
A ce qui est présent, mais au premier regard,
Au trait qui me navra de ta grâce enfantine
Qu’encore tout sanglant je sens en la poitrine. ...
Toujours me souvenait de cette heure première,
Où jeune je perdis mes yeux en ta lumière,
Et des propos qu'un soir nous eûmes, devisant,
Dont le seul souvenir, non autre, m'est plaisant.
Ce fut en la saison du Printemps qui est ores;
En la même saison je t'ai revue encores;
Fasse Amour que l'Avril où je fus amoureux
Me fasse aussi content que l'autre malheureux !
Pierre de RONSARD, Septième Livre des Poèmes, 1569.

vAutour de l’Islande, il fait cette sorte de temps rare que les matelots appellent le calme blanc ; c’est-à-dire que rien ne bougeait dans l’air, comme si toutes les brises étaient épuisées, finies.
Le ciel s’était couvert d’un grand voile blanchâtre, qui s’assombrissait par le bas, vers l’horizon, passait au gris plombés, aux nuances ternes de l’étain. Et là-dessous, les eaux inertes jetaient un éclat pâle, qui fatiguait les yeux et qui donnait froid.
Cette fois-là, c’étaient des moires, rien que des moires changeantes qui jouaient sur la mer ; des cernes très légers, comme on en ferait en soufflant contre un miroir. Toute l’étendue luisante semblait couverte d’un réseau de dessins vagues qui s’enlaçaient et se déformaient ; très vite effacés, très fugitifs.
Éternel soir ou éternel matin, il était impossible de dire : un soleil qui n’indiquait plus aucune heure, restait là toujours, pour présider à ce resplendissement de choses mortes, il n’était lui-même qu’un autre cerne, presque sans contours, agrandi jusqu’à l’immense par un halo trouble.
Yann et Sylvestre, en pêchant à côté l’un de l’autre, chantaient : Jean-François de Nantes, la chanson qui ne finit plus, – s’amusant de sa monotonie même et se regardant du coin de l’œil pour rire de l’espèce de drôlerie enfantine avec laquelle ils reprenaient perpétuellement les couplets, en tâchant d’y mettre un entrain nouveau à chaque fois. Leurs joues étaient roses sous la grande fraîcheur salée ; cet air qu’ils respiraient était vivifiant et vierge ; ils en prenaient plein leur poitrine, à la source même de toute vigueur et de toute existence.
Et pourtant, autour d’eux, c’étaient des aspects de non-vie, de monde fini ou pas encore créé ; la lumière avait aucune chaleur ; les choses se tenaient immobiles et comme refroidies à jamais, sous le regard de cette espèce de grand œil spectral qui était le soleil.
Pierre LOTI, Pêcheur d'Islande, IV, 1886.