vendredi 26 octobre 2012

La théorie queer. Par delà le bien et le mal. Une théorie a-morale ?


La théorie queer. Par delà le bien et le mal. Une théorie a-morale ?


Séminaire "gender" du Centre de Recherches Interculturelles et Transdisciplinaires

Communication présentée le 13 avril 2012 


A travers cette communication, que le CRIT m'offre la possibilité de vous présenter, et je tiens à l'en remercier, je souhaite vous parler de théorie queer et d'éthique, car au sein de cette théorie déconstructiviste, de nombreux auteurs ont eu l’occasion de déconstruire l'identité jusque dans sa propre édification, le discours, le pouvoir, laissant un champ vide à une éthique dont on ne parle que peu. L'éthique et la morale de notre société, bien qu'elle ne suive plus à la lettre un décalogue quelconque, est ancrée dans ce que Foucault appelle une épistémé judéo-chrétienne. Or, dans l'ère post-moderne qui est la nôtre, basée sur la crise du sujet cartésien, se poser la question de l'éthique semble être nécessaire autant que le pouvoir est omniprésent dans chacune des relations humaines.
Je voudrais donc tenter de soulever des questions, sans évidemment prétendre apporter de réponses définitives, mais faire des propositions quant à l'aspect moral ou non de la théorie queer. Entendons par éthique la science des principes, et par morale une activité prescriptrice qui nous dit ce qu'il faut faire ou non.
Je souhaite tout d'abord vous parler du queer à partir de ses fondements philosophiques, afin d'en saisir les enjeux de pouvoirs, les enjeux politiques, et qui parle de politique parle d'éthique, éthique que je relierai au thème du sadomasochisme, le dernier volet de mon intervention.
Le mot queer est un mot anglais signifiant bizarre, étrange, anormal mais qui a comme sens additionnel celui d'insulte homophobe. Il a été récupéré par une partie du militantisme homosexuel nord-américain à la fin des années 80, lors de ce que l'on nomme conventionnellement « la crise du SIDA » pour en faire une revendication identitaire, de la même manière que les Afro-américains les plus radicaux au sein du mouvement pour les droits civiques s'autodénominaient niggers, nègres.


       Genre ?


Cette théorie remet en cause les concepts du genre. En effet, elle considère le genre comme étant quelque chose de construit, et non comme un fait naturel : c'est avant tout la possibilité de repenser les identités en dehors du cadre normatif d'une société qui considère la sexuation comme étant constitutive d'une division binaire entre les humains, division qui se base sur l'idée de la complémentarité dans la différence et qui s'actualise dans le couple hétérosexuel.
Il faut donc procéder à la dichotomie fondamentale qui est celle de la séparation entre sexe et genre. Concevoir le système de genre de manière binaire comme le fait la société actuelle, c'est à dire masculin d'un côté, et féminin de l'autre, implique des conséquences non négligeables. En effet, le binarisme suppose l'opposition entre les deux, et l'opposition la domination de l'un sur l'autre. Comme le dit Paco Vidarte, les conceptions philosophiques actuelles proviennent d'un structuralisme « dont la provenance linguistique introduit des catégories et des conceptualisations basées exclusivement sur des relations d'opposition, sur des binarismes, sur des paires de contraires excluants comme hétérosexuel/homosexuel, homme/femme, nature/culture, inné/acquis, et donc par voie de conséquence normal/pathologique , en maniant une notion de différence ontologique statique et normalisante, ce qui peut être dévastateur et catastrophique dans le terrain des questions de genre. Le queer se propose donc de rompre avec celles-ci.


         Identité ?


La théorie queer apparaît comme une contre-offensive destinée à répondre aux conceptions essentialistes identitaires et aux conceptions bourgeoises bien pensantes. Elle s'attaque d'abord à l'identité sexuée et érotique et aussi aux catégories usuelles de sexe : on affirme qu'elles ne doivent être en aucun cas régulées par quelque autorité morale, politique ou scientifique qu'elle soit.
Comme nous l'avons dit, le genre est un fait non naturel, profondément culturel : la construction de l'identité de genre de chacun  est donc un processus individuel et personnel. Il faut donc dénoncer l'arbitraire des normes qui définissent et maintiennent l’opposition entre ce qui est normal et pathologique pour repenser les identités hors du cadre normatif d'une société qui conçoit la sexualité dans une division binaire entre les humains. Le genre est une construction qui est fruit de l'expérience de chaque individu face au réel, face à son identité. Dans ce cas, pour reprendre cette célèbre phrase qui ouvre le second tome du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, on ne naît pas femme, on le devient... ou non.

C'est la possibilité de concevoir l'identité selon les besoins de chacun. C'est-à-dire que la conscience de soi est bien plus liée au langage qu'à la biologie. Le genre d'un individu est donc l'application du concept universel du genre, concept idéal, platonicien, hors du réel, que nous ne pouvons que contempler et appliquer à notre manière. « Le genre est une parodie sans original », dit Judith Butler. On parodie, on interprète ce que l'on croit que le genre représente (l'incarnation du masculin, du féminin) et cela se fait à travers le filtre de notre propre subjectivité. Le genre s'actualise à chaque fois qu'il est mis en scène. C'est en cela qu'il est performatif, concept austinien, mis à jour par Judith Bulter. C'est un jeu. On joue. On est l'acteur de son identité que l'on interprète comme on l'entend. Il n'y a donc pas deux genres, mais une infinité : c'est la faillite du système de genre. Judith Butler dit que

« Pour montrer que les catégories fondamentales de sexe, de genre et de désir sont les effets d'une certaine formation du pouvoir, il faut recourir à une forme d'analyse critique que Foucault, après Nietzsche, nomma généalogie. Il s'agit donc de comprendre ce qui politiquement est en jeu au moment de désigner ces catégories de l'identité comme si elles étaient leur propre origine et cause alors qu'ils sont les effets d'institutions, de pratiques, de discours qui proviennent de lieux multiples et diffus ».

Le défi de la théorie queer est d''ôter cet étiquetage fascisant (car privateur de liberté) pour pouvoir vivre librement une identité qui est clairement fluctuante. Le queer joue avec les étiquettes : les rejeter ou toutes les porter. Le but qui est fixé se définit par conséquent dans une volonté de déstabiliser le phallocentrisme et l'hétérosexualité obligatoire.  
Chaque identité comporte des normes, des règles sociales à suivre sous peine d'anormalité dans une société qui produit à la chaine des individus hétéronormés. L'hétéronormativité est une structure sociale normative liée à l'idée que les êtres humains sont divisés en deux et seulement deux catégories distinctes et complémentaires - masculin et féminin - liées naturellement par un désir mutuel. C'est de cette notion que proviennent les idées de ce que sont et de ce que doivent êtres les hommes et les femmes, à travers du concept de citoyen universel : blanc, capitaliste, hétérosexuel et sérologiquement correct. Ce qui ne rentre pas dans la norme est réduit au statut de minorité : homosexuel, immigrant, etc. et bien évidemment femmes, la première des minorités sexuelles.

 

               Une a-identité ?

Le queer est-il une a-identité ? Oui et non. C'est une non-identité qui est une identité malgré tout. Selon David Halperin, « c'est une identité sans essence ». Revendiquer sa queerness ne signifie pas pour autant renoncer à une identité, mais c'est reconnaître le caractère contingent, arbitraire, politique, artificiel et réducteur des catégories socialement imposées. Il s'agit donc de rompre les clichés issus des instances de socialisation en faisant une imitation camp, c'est-à-dire basée sur la moquerie, la dérision, la parodie, des discours dominants des mass medias. Je tiens à citer à ce sujet un extrait de l'essai de Tamsin Spargo consacré à Michel Foucault :

« Le terme queer peut fonctionner comme substantif, adjectif ou verbe, mais dans tous les cas, il se définition en contreposition au normal et au normalisateur. La théorie queer n'est pas un carde conceptuel ou méthodologique singulier ou systématique, mais une collection d'articulations intellectuelles avec les rapports entre le sexe, le genre et le désir sexuel. Si la théorie queer est une école de pensée, sa vision de ce qui constitue une discipline n'est absolument pas orthodoxe. Le terme décrit une diversité de pratiques et de priorités critiques : des interprétations de la représentation du désir envers le même sexe dans les textes littéraires, dans les films, dans la musiques, dans les images ; une analyse des relations sociales et politiques de pouvoir de la sexualité ; des critiques du système sexe-genre ; des études sur l'identitification transexuelle et transgenrée, le sadomasochisme et autres désirs transgresseurs. »

Mais refuser l'hétéronormativité n'est pas refuser l'hétérosexualité comme orientation ou pratique sexuelle, mais comme un régime politique, comme le désignait Monique Wittig dans son essai la Pensée straight. Une politique queer serait donc une grande politique antiassimilationniste. L'assimilationnisme est ce qu'appellent ceux qui critiquent la politique de la grande majorité du militantisme homosexuel qui souhaite faire des homos des hétéros comme les autres. Le queer propose de renoncer à s'intégrer dans une société qui elle fait la différence et ne l'accepte pas,  au nom d'un universalisme républicain qui lave plus blanc. Ces politiques gays et lesbiennes sont aussi excluantes et réussirent à créer des minorités dans la minorité qu'ils sont (transsexuels, transgenres, bisexuels, etc.) Ce qui se propose c'est une construction permanente de la différence car la différence permet de résister à des discours, aux discours des micros-pouvoirs. Et face aux micros-pouvoirs, micros-fascismes (car en plus d'empêcher de dire, ils forcent à dire1), doivent se développer des micros-résistances2

        Déterritorialisation du corps et transformation du corps hétérosexué. 


Il faut construire une praxis à cette théorie en confondant les espaces et les codes, en déstabilisant des normes, les règles, les comportements, être ex-centriques, a-normaux, sortir du placard sans entrer dans le ghetto d'une communauté fermée sur elle-même. Tous ces hors-norme, au lieu d'être condamnés à être des sous-produits de la machine biopolitique hétérosexuelle, les daddies, les drag kings, les trans-gouines, ont décidé de court-circuiter le processus de production et de normalisation des corps homosexuels pour se constituer en nouveaux sujets d'un devenir politique et sexuel. Beatriz Preciado et Teresa de Lauretis font toutes deux une lecture queer des écrits de Wittig, Butler et Foucault. La Pensée straight et L'Histoire de la sexualité sont devenus les deux textes centraux dans les études queer par leur constructivisme radical et leur critique de la naturalisation de l'histoire de la sexualité. Une lecture croisée des deux auteurs permet une définition de l'hétérosexualité comme suit : une technologie biopolitique destinée à la production de corps hétéronormés. Cependant, Wittig n'identifie pas l'hétérosexualité comme un dispositif biopolitique, mais comme une structure de domination qui explique l’oppression des femmes tout au long de l'histoire. La personne hors-norme serait donc celle qui a rompu le contrat sexuel en se situant dans une extériorité politique radicale. 

            Quelle morale ? Le contrat.

Pour parler de morale et d'éthique, on peut dire que la morale de notre société est essentiellement basée sur des concepts kantiens, sur un idéalisme platonicien si l'on analyse ceci au regard de l'historiographie dominante de la philosophie. On va parler du bien ou du mal comme concepts universels, comme « impératifs catégoriques3 », sans s'intéresser aux conséquences des actes en soi. Pour Kant, et afin de donner une illustration simple, le mensonge est interdit car il disqualifie la source du droit4. Il considère l'intention d'un acte plus par sa sainteté que par son côté humain. On nous invite à être saints. Or je pense que la théorie queer par sa politique de résistance aux discours dominants a réussi à déconstruire cette morale universaliste qui nie l’individu dans sa différence. Le pari que je souhaite faire est celui d'aller chercher des éléments d'analyse chez des philosophes des XVIII et XIX siècles, anglosaxons pour la plupart comme William Godwin, Jeremy Bentham ou John Stuart Mill qui eux prennent position pour un utilitarisme pragmatique et qui ont permis à des personnages comme Jean Marie Guyau de parler d'une morale sans obligation ni sanction5, et c'est cet aspect qui me paraît vraiment intéressant et fondamental, et amusant si l'on fait le lien entre ces philosophes et les politiques S/M dont a si bien parlé Michel Foucault.

Les personnages dont je viens de parler ont construit leur pensée sur une base que l'on pourrait appelée conséquentialiste, c'est-à-dire qui rejette l'universel, une vérité soi disant pure, pour se concentrer plus sur la situation de quelconque acte éthique. Situation, contexte, individu sont des données auxquelles nous avons affaire à l'heure d'établir quelque relation que ce soi. On peut parler « d'intersubjectivité hédoniste6 ». Le principe de cette proposition éthique serait de chercher des situations où il y ait plus de plaisir que de souffrance. On ne parle plus de Bien ou de Mal, mais de ce qui est bon ou de ce qui est mauvais en fonction des situations. Pour pouvoir faire fonctionner ce système, je pense que l'on doit le construire sur la base d'un contrat. Une morale hédoniste immanente, c'est-à-dire une morale où l'on cherche le plaisir de soi autant que le plaisir d'autrui, ne peut être qu'une morale contractuelle.
Un contrat singulier, individuel entre corps parlants7 dans lequel chacun sait ce qu'il veut. Il faut savoir savoir ce que l'on veut, ce que l'on désire afin d'être capable de la prescience des désirs de l'autre (et quand je parle de l'autre ou d'autrui, il va de soi que je ne parle pas d'autrui dans son universalité mais dans sa singularité, nous sommes entourés de milliards d'autrui). Proposons nous-mêmes notre propre impératif catégorique hédoniste : « Jouis et fais jouir sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà toute morale. », une maxime de Nicolas de Chamfort.

              S/M, mon amour

 

 Le meilleur exemple d'application de ces préceptes contractualistes sont les pratiques sadomasochistes. Ces relations se basent sur un contrat entre deux sujets où l'un reçoit de la violence d'un tiers et en tire du plaisir et où ce même tiers prend du plaisir à infliger de la souffrance physique. Rien de plus moral, rien de plus éthique puisque que cette relation se base sur un contrat entre deux personnes consentantes. Frapper quelqu'un sans son accord, c'est de la violence forte, le faire avec son accord, c'est une violence, certes, mais une violence douce.
Nous connaissons l'origine des mots masochisme, de Sacher Masoch, et de sadisme, de Sade, mais si l'on regarde de plus près l'oeuvre de Sade, dont l'historiographie à la Lagarde et Michard ou encore la revue Tel Quel font l'éloge, et ce n'est pas sans raison si les élites littéraires le surnomment le divin marquis, on se rend rapidement compte que les actes de Sade étaient loin d'être moraux, selon la grille que je vous propose. Les Cent-vingts journées de Sodome nous décrivent un camp de concentration avant l'heure, ce fameux château, où des tortures atroces sont décrites ad nauseam. Sade n'était pas dans la logique du contrat. 
 
Intéressons-nous aux pratiques sadomasochistes dans le milieu gay, encore appelées BDSM et qui constituent pour la société hétérosexuelle la perversion des perversions. Et pour cela, je ferai référence à l'excellent article de José Manuel Martínez Pulet : « La construction d'une subjectivité perverse : le SM comme métaphore politique et sexuelle. »8

Ce que à quoi on tend à penser quand on considère le SM, c'est l'association avec violence, pathologies, humiliation, etc. Le SM a été rejeté et même expulsé comme pratique par les sociétés hétéronormatives, homosexuelles et féministes. En sus de cela, selon l'analyse Gayle Rubin,

« Les sociétés occidentales modernes évaluent les actes sexuels selon un système de hiérarchie des valeurs sexuels. Au sommet de la pyramide érotique se trouvent les hétérosexuels reproducteurs et mariés, en dessous, les hétérosexuels monogames non mariés bien qu'en couple ; encore en dessous, le reste des hétérosexuels. La masturbation comme pratique solitaire flotte de manière ambiguë dans quelques limbes extérieures de cette même pyramide. Les couples stables homosexuels se trouvent juste au bord de la respectabilité, mais flottent de manière dissolue juste au-dessus de ces groupes qui touchent le fond, dans lesquels sont relégués les sadomasochistes, les transexuels, transgenres, travestis, fétichistes, travailleurs du sexe et modèles de pornographie, et se trouvent donc à la base absolue de cette pyramide de classification, car leur érotisme transgresse toutes les normes.9 »

Pour cela, je voudrais expliciter la construction de cette périphérie sexuelle et comment la théorie queer sauve et met à la lumière, entre autres, le S/M.
Michel Foucault, dans son Histoire de la sexualité, nous dit que « l'Occident n'a pas découvert de nouveaux plaisirs ni de vices inédits, mais a dessiné le visage de la perversion », et ce surtout au XIX°, époque à laquelle apparaissent la plupart des catégories sexuelles que nous utilisons toujours aujourd'hui. Pendant que les sociétés orientales parlaient d'ars erotica, l'Occident lui s'est orienté vers une scientia sexualis qui établit une morale ou un jeu de règles sexuelles selon si l'on parle d'acte sexuel, nous y venons, de la délimitation du partenaire sexuel, ce que nous venons de dire avec cette fameuse pyramide, et encore de la finalité de l'acte sexuel. 
 
Ayons quelques considérations des différents carcans moraux de notre société. Le XIX siècle est marqué par un enfermement de la sexualité, délimitée par la fonction reproductrice qui, selon la loi, est ce qui légitime l'union dans un couple. Ces unions qui n'engendrent pas sont donc exclues, sauf celles ayant une finalité économiques, comme les bordels.
Ce même XIXème siècle se met ensuite à concevoir la sexualité comme un thème particulier du discours public (relation pouvoir/discours/vérité/sexualité) contrôlé par la bourgeoisie capitaliste et chrétienne, cette dernière qui lie la sexualité à la production, comme nous venons de dire, en refusant la stérilité et la sexualité sans production et en blindant ce discours légalement et religieusement. Quant à ce dernier aspect, nous voyons comment même aujourd'hui, à l'heure de parler de sexe et de christianisme, il existe des associations avec les concepts de « péché », « honte », « confession », « ce qui est bien, ce qui est mal » ; en essence, un sentiment de culpabilité historique. Cependant, suite à la perte progressive bien que relative de pouvoir de l’Église, on a recours à d'autres mécanismes de contrôle. La médecine se charge d'étudier les pathologies et les dérives, la psychiatrie s'intéresse aux excès et aux fraudes à la procréation », la justice puni les « outrages » et les conduites considérées asociales, l'infraction aux lois matrimoniales ou familiales et du fonctionnement naturel. Et bien évidemment, pour finir, les instances de socialisation comme la famille, l'école, se chargent de la prévention de ces péchés.
C'est-à-dire que se crée un monde de perversion morale et légale lié aux idées de délit et de vice desquels la société doit se libérer. Il est certain que l'Occident n'a pas réprimé le monde du sexe, il l'a mis en lumière, pour ensuite créer des catégories et les persécuter. S'est ainsi créé un noyau de sexualité autorisée, licite, normal, et une périphérie rejetée, anormale, condamnable, déviante, contre-nature, pathologique. Dans ce cas, le SM apparaît comme une pratique perverse et maladive, et la mission politico-scientifique du psychiatre ou du psychanalyste sera celle de persécuter et de déterminer la sinueuse et fuyante généalogie de ces étranges formes de plaisir dans l'histoire de l'individu (la haine de soi, des traumatismes infantiles, incapacité de l'amour, etc.)

La théorie queer dans son optique de visibilisation de ce que la société hétéronormée rétrocède au rang de périphérie, pour utiliser un euphémisme bien en deçà de la réalité va travailler sur l'aspect identitaire et politique du SM. Comme le dit Susana López Penedo, « la théorie queer ne s'interroge pas sur le pourquoi du SM mais analyse le pour quoi. »
 Il s'agit d'une recréation/récréation de la propre identité basée sur la satisfaction de certains désirs particuliers. Selon Michel Foucault, cette création de nouvelles possibilités de plaisirs s'obtiennent non seulement à travers la stimulation des organes génitaux mais aussi du corps dans son entièreté et de l'esprit. Ce qui est remarquable pour la théorie queer au sein des pratiques BDSM est que celles-ci constituent une praxis de la performativité du genre et de l'identité car il s'agit bel et bien d'un jeu de rôles, jeu dans lequel le rapport maître/esclave, et ses variations, sont des formes sophistiquées de sexualité car elles jouent avec des relations d'équilibre très délicates, basées sur une confiance extrême et sur le consentement. Et qui dit consentement, dit contrat, contrat entre deux sujets qui s'en remettent l'un à l'autre et dont les limites se font selon l'endurance et qui donnera plus ou moins de marge de manœuvre et de satisfaction pour le maître. Celui-ci doit être à la hauteur des nécessités de l'esclave quant au fait d'être dominé ou maltraité. Pour cela, doit exister une confiance pleine et entière dans le partenaire, et une communication et une compréhension non verbale très sophistiquée. L'utilisation de fétiches et de représentations d'une ou plusieurs des interactions ritualisées de ces pratiques (comme le spanking, le bondage, le fist fucking, etc. toutes des métaphores de la relation de pouvoir) sont souvent présentes pour recréer le fantasme et la situation de pouvoir nécessaire à une relation dont l'intention est de produire du plaisir physique et émotionnel en érotisant des parties inusitées du corps et en mettant en scène des situations performatives. Foucault parle d'une « désexualisation du plaisir » qui réside dans la rupture de cette relation qui existe entre les organes génitaux et le plaisir sexuel.
Susana López a su parfaitement résumer les trois processus identifiés par Patricia Duncan qui les convertissent en stratégies valides pour une mise en pratique polítique de la théorie queer au sein du BDSM

Dans une représentation S/M, les identités ne sont pas statiques et ne sont pas clairement délimitées ; au contraire, elles sont construites, imaginées et sont en mouvement.
Comme les identités, le pouvoir est également construit, imaginé et fluide. De plus, la possession et l'usage de ce pouvoir sont négociés entre les participants avant que la scène ne débute.
Le jeu S/M se base sur la différence, sur n'importe quelle forme que celle-ci puisse adopter, et sur l'érotisation de la différence.


J'ai tenté donc de vous faire une présentation loin d'être exhaustive de ce que peuvent être les pratiques BDSM et mon but était de montrer que ces pratiques basées sur le contrat peuvent nous donner un exemple, ouvrir une voie sur une morale. Si l'on suit l'axiome de Jeremy Bentham qui dit que le bien être est préférable au mal être, on trouve effectivement une contradiction apparente au sein même du masochisme. Mais le S/M est un bien-être car le plaisir est contractuel. 
Voici donc une morale contractualiste qui pourrait s'étendre à chacune des relations entre les sujets que nous sommes. La théorie queer n'est donc pas a-morale. Elle propose une morale alternative. On peut effectivement parler d'un ars vivendi, d'un art de vivre, d'un objet, objeu, objoie, d'une éthique au-delà du bien et du mal comme concepts moraux universels, fondée sur des relations contractuelles entre les personnes pour chercher le bon pour chacun et le plaisir qui y est corrélé, pour construire un hédonisme social, mené par le bon démon (εὐδαιμον) du plaisir et du bien-être collectif. Nous devons relancer un contrat sexuel ou contre-sexuel (Preciado: 2003) fait sur le consentement comme base inaliénable. "Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne. Voilà toute morale". Ceci semble alors terriblement actuel.

Pat Califia, dans A Secret side of lesbian sexuality, dit en parlant du BDSM :

« Nous sélectionnons les activités les plus effrayantes, les plus répugnantes ou inacceptables et nous les transformons en plaisir. Nous utilisons tous les symboles interdits et toutes les émotions rejetées. Le SM est un blasphème érotique, prémédité et délibéré. C'est une forme d'extrémisme sexuel et de dissidence sexuelle. »

Il est évident que tenter de faire le lien entre la théorie queer et la philosophie utilitariste dans le simple cadre d'une conférence paraît presque impossible au vu du peu de temps qui nous est imparti (d'où le fait que je n'aie fait qu'effleurer les thèses des personnages dont j'ai parlé), et puis ce serait plutôt un thème de thèse doctorale, mais j'avais envie de dire que finalement, la possibilité d'acceptation des individus dans leur unité et leur unicité n'est pas si récente que cela, et que pour construire une société nouvelle qui cherche le bonheur du plus grand nombre, on peut aller consulter des philosophes trop souvent mis au ban de l'historiographie dominante ou bien mal interprétés.

La théorie queer ressemble un peu à un tiroir fourre-tout où l'on met toutes les minorités rejetées par la société, bien que créées par elle. Mais le queer propose un mode de vie en dehors de toute domestication : il faut jouer avec les apparences, par des actes transgresseurs, par l'émancipation sexuelle. Et surtout hors du cadre normatif et surveillé des prides annuelles. Réapproprions-nous nos corps pour en faire des terrains de jeux sexuel. La transgression est le mot clé et central. Transgressons. Ensemble.



1Roland Barthes, Leçon inaugurale au Collège de France, 7 janvier 1977.
2Michel Foucault, Surveiller et punir, 1975.
3Emmanuel Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs, 1795.
4Emmanuel Kant, D'un prétendu droit de mentir par humanité , 1797
5Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Paris : F. Alcan, 1885, in-8°, 254 p
6Michel Onfray, Le Pur plaisir d'exister, Conférences à la BnF , éd. Frémeaux & Associés, 2007
7Beatriz Preciado, Manifiesto contrasexual, Opera Prima, 2000, réed. Anagrama, 2011.
8José Manuel Martínez Pulet, « La construcción de una subjetividad perversa : el SM como metáfora política y sexual » in D. Córdoba, J. Sáez, P. Vidarte, Teoría Queer : políticas bolleras, maricas, trans, mestizas, Egales, 2005.
9Gayle Rubin, « Reflexionando sobre el sexo : notas para una teoría radical de la sexualidad », in VANCE, C.S : Placer y peligro, Madrid, Talasa, 1989.

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