samedi 12 février 2011

Manuel Puig, un écrivain pop.

Deliciosas criaturas perfumadas,

quiero el beso de sus boquitas pintadas.

Frágiles muñecas

del olvido y del placer;

ríen su alegría,

como un cascabel.

 
“Rubias de New York”,

Alfredo Le Pera/Carlos Gardel, 1934.


Dans les fauteuils plus ou moins confortables des salles obscures de General Villegas (Argentine), le petit Manuel Puig découvrit, avec des étoiles dans les yeux, les étoiles des écrans, les stars d'Hollywood, Rita Hayworth, Lauren Bacall, Marilyn Monroe, Mae West, bien que peut-être avec plus d'attirance pour James Dean, Paul Newman ou Humphrey Bogart. Il se rêvait cow-boy, chevauchant dans les déserts, transperçant les écrans pour s'échapper de Villegas. 
Il comprit rapidement que le monde de la création artistique était un monde dans lequel tout est possible. La littérature n'est pas faite que de livres poussiéreux ou de prix Nobel : c'est la création de tous les jours, la possibilité permanente, la puissance de tout renouveler. C'est en cela que Manuel Puig rompit d'avec la littérature classique, canonique et pompeuse de l'Argentine de l'époque.



De la même façon que le faisait l’enfant Puig, les personnages du Plus beau tango du monde font l’expérience de leur propre médiocrité en s’affrontant à la réalité des feuilletons radiophoniques rythmant leurs vies qu'ils transposent dans une réalité parallèle pour échapper à la leur, cruelle. Ils sont, sans le savoir, des Emma Bovary en puissance : elle qui lit des romans de chevalerie et qui rêve de héros galants qui viendraient l'emmener. Elle compense de cette manière le manque de romantisme, celui que ne lui procure pas son mari Charles.
Mabel et Nené comparent leurs vies avec celles des personnages des feuilletons qu'elles suivent. Elles rêvent d'une vie meilleure. La musique apparait également comme une façon de s'échapper de la réalité : les tangos et boléros, chansons populaires argentines par excellence, offrent leur réconfort. Les personnages en chantent en faisant leurs tâches domestiques : « les boléros disent beaucoup de chosent vraies », disent-elles. Tout le monde se reconnaît en ces chansons. Elles parlent d'amour, de désir, de séparation, de mort, et ceux qui ont ces expériences-là ressentent ce dont elles parlent. Et ces filles vont jusqu'à imiter ce genre de production artistique jusqu'à produire celui qui lui correspond le plus.
Les personnages du Plus beau tango du monde vivent leur vie par procuration à travers la culture populaire à laquelle ils ont accès et à travers de personnages et de réalités fictifs. Ils se racontent à eux-mêmes leur propre vie, de la même manière que le lecteur doit se raconter lui-même l'histoire de ce roman, par un genre de représentation cinématographique mentale, du fait l'absence de passages narrés : cette narration se construit donc à travers de l'imagination du lecteur. Elle est en contact et en communication directe avec les personnages. Il doit relier chacun de ces éléments α-littéraires pour palier à cette non-narration : cette trame se construit au travers de ces éléments de la vie quotidienne juxtaposés : des articles, revues de mode, feuilletons, albums photos, etc. Ainsi Puig fait l'expérience de nouvelles formes de création littéraire en réhabilitant le genre mineur du feuilleton.

Les moyens de communication de masse sont doublement performatifs. D'une part parce qu'ils offrent un espace dans lequel l'expérimentation est possible jusqu'à l'infini. Et d'autre part, parce qu'ils montrent comment on doit se comporter. Ils exposent des modèles à suivre, et rien que par le fait de le faire, ceci implique un certain pouvoir sur le réel. Il s'agit de modèles de beauté, de conformité sociale. Quand Nené écrit au courrier du cœur de cette revue féminine pour demander des conseils sur sa situation amoureuse, la rédactrice lui impose la conception bourgeoise et hétéronormée du mariage : elle doit se marier avec l'homme qu'a choisi sa famille pour préserver l'harmonie et le bonheur de ses parents et pour préserver l'ordre social.

Le cinéma, les feuilletons écrits ou radiophoniques placent sous les projecteurs des couples parfaits, heureux, riches, blancs, capitalistes et hétérosexuels. En un seul mot : normés. On nous montre comment on doit aimer et qui. Comme dit Judith Butler : « les normes établissent ce qui sera intelligiblement humain ou non, ce qui sera considéré ou non comme réel. »
C'est bien de la pédagogie de vie que nous propose la culture de masse. Elle ne nous représente pas la réalité de la vie telle comme elle est, mais elle fonctionne comme une machine performative qui produit des modèles sociaux. On nous dit comment précisément l'on doit mener notre vie, dans quelles situation, avec qui, en quels lieux, etc. Les normes sociales imposent des règles de vies, des règles de comportement, mais ces modèles canoniques sont des parodies sans original, c'est-à-dire qu'ils se recréent chaque fois qu'ils sont mis en scène. Ils ne représentent rien vu qu'ils n'ont pas d'objets à représenter : ils sont eux-mêmes les objets à représenter et leur représentation. C'est un faire, « a doing », une pratique, ce n'est pas une éternité. Il fait ce qu'il dit. L'homme viril parodie ce qu'il admet comme étant la « virilité. » Il en va de même pour la féminité. Ce sont des lois non écrites que l'on se doit d'appliquer, mais qui ne correspondent en rien à la réalité. Il est à noter que les acteurs qui incarnent des personnages fictifs à l'écran font la parodie de la parodie de ces règles : il s'agit de personnages fictifs avec une vie fictive et une histoire fictive. Le film ne nous montre pas comment est la vie mais comment elle peut être ou encore comment elle doit être. Et ainsi, en suivant ces références, on applique ces modèles doublement faux, irréels, α-réels. Les exemples de conduite, de style de vie, de beauté féminine ou masculine n'ont aucune substance ou consistance parce qu'ils sont utopiques (ύ-τοπος, sans lieu). Mais celui qui ne correspond pas à ces normes se voit alors rejeté, exclu du groupe duquel il fait partie et qui s'appelle société parce qu'elles sont les garantes de l'ordre et de la stabilité sociale. Être marginal est un châtiment pire que la mort. C'est ce qui arrive à la Raba qui se retrouve seule et isolée pour avoir eu un enfant illégitime, hors du mariage, de la conception de la famille et de l'ordre social.

Dans son roman, Manuel Puig se réapproprie donc les codes de la culture populaire pour nous les remontrer tels qu'ils sont et pour nous en démontrer le vide. Focalisons-nous sur le cinquième épisode. Nous y voyons la relation entre le paratexte et le propre contenu du chapitre. Celui se base sur une chanson de Carlos Gardel, Rubias de New-York, et y dit que les femmes « rendent jalouses les étoiles », c'est-à-dire qu'elles sont plus jolies que des astres célestes ou que les stars hollywoodiennes et d'elles et de leur représentation dans la culture populaire provient la volonté de la Raba de devenir actrice pour leur ressembler. « Je ne sais vivre sans elles » : l'auteur exprime son désir et le fait qu'il ne les possède pas et qu'il rêve d'elles. Nous faisons alors face au désir de base à des femmes qui sont des femmes de consommation à l'intérieur même du mythe hollywoodien, avec tout ce que cela suppose d'argent et d'alcool. Il s'agit du rêve américain populaire transmis par le cinéma : les femmes fatales des films noirs ou de comédies légères. Et l'auteur veut de ces femmes « le baiser leurs petites bouches maquillées. » Par ces bouches, on retrouve le titre original de ce roman : Boquitas pintadas, mais nous retrouvons aussi un des centres d'attention du désir masculin et la référence au fait que les femmes se maquillent pour plaire et séduire et entrer donc dans le jeu de la féminité obligatoire comme fondement de la beauté. Puig nous montre des femmes à la fois coupables et victimes de cette vision de la culture de masse. 
Ce chapitre nous présente les destins croisés de trois des personnages principaux. Apparaît ici un des traits caractéristiques du style de Puig : le monologue intérieur, surement inspiré du Stream of consciousness d'un James Joyce ou de la Beat generation d'un Jack Kerouac. Nous retrouvons la volonté de rompre avec les règles canoniques de la littérature et avec l'ordre social d'une société encore victorienne. Avec le monologue intérieur, Puig laisse libre cours aux pensées de ses personnages, sans véritable inquiétude pour le style (ce qui de fait est un style), pour avoir un enchainement d'idées qui correspond au désordre de la pensée et ainsi obtenir la correspondance du temps des écritures avec celui de la narration. Ici, en plus de suivre la journée des personnages et ce qu'ils font en détail, bien que ce qui importe le plus ce ne sont pas leurs actes car ils ne font rien de significatif, nous suivons leurs pensées. Le passage le plus représentatif de ce que nous venons de dire est celui des fantasmes sexuels de Pancho. Il quitte l'atelier où il est maçon et se met soudain à penser à des femmes comme il aime qu'elles soient, et ensuite à celles de la Criolla, le bordel où il a l'habitude d'aller quand il reçoit son salaire, il pense à l'apparence du pubis de ces filles, et s'imagine ensuite Nélida nue, alanguie sur un lit, ou en sous vêtements. Il s'imagine des femmes « propres », caractéristiques du fantasme sexuel, mais qui sont fondamentalement différentes de celles qu'il fréquente : elles font partie de leur classe sociale, elles travaillent, transpirent et sont peu éduquées. Il fantasme exactement sur les modèles hérigés comme canons de beauté que-l'on-doit-désirer-sexuellement.

Les différentes instances de socialisation font peser sur la société le poids de la répression, de l'interdit, ce qui fait que se développe la peur de la transgression. On peut mettre en valeur quatre agents de répression, selon Ida Reutemann. Tout d'abord, la société elle-même, par l'éducation, la famille qui en transmettent les valeurs fondamentales dès notre naissance. Ensuite, la religion qui dégage la peur du péché et qui contrôle les conduites. Encore, les rétrocontrôles des propres membres d'une communauté sur les autres. Il est à noter que Coronel Vallejos, village fictif mais parodique de General Villegas, est un petit village de province dans lequel tout le monde se connait ; y avoir un vie privée est donc impossible. Et pour finir, l'autocontrôle que chacun a sur soi, qui provient de la peur de la punition.

Donc, le désir hors des cadres normatifs de la société provoquent un sentiment répressif de culpabilité et empêche les personnages de vivre le sexe comme ils l'aspirent. On se doit de suivre des rôles sociaux auxquels nous sommes astreint sous peine d'exclusion par la haine (et la peur) du non conforme.

Dans le neuvième épisode, on voit bien la préoccupation pour les apparences et pour le jugement des autres. Dans l'espace de son journal intime ou plutôt e la transcription de ses pensées, Pancho partage avec nous son plus grand désir, celui de pouvoir enfin porter son uniforme et se promener fièrement dans les rues pour que les gens le voient, et sa plus grande crainte, que la Raba révèle qu'il est le père de son enfant : la réputation d'avoir un fils illégitime lui serait fatal. Dans la lettre qu'écrit Nené à Mabel, elle lui raconte qu'elle ne voulait pas que son mari la voie sans maquillage, et lui décrit dont elle a bénéficié durant sa lune de miel et toutes les commodités que dispose son foyer. Mais elle ne parle pas à Mabel de ses sentiments. Elle n'est pas heureuse avec Cecil, mais elle n'a pas le droit de le dire. Elle n'est pas heureuse, mais elle possède et le montre. Elle montre comme ils sont devenus un couple complètement petit bourgeois.

Nous avons dit plus haut que par l'absence de narration, le lecteur avoir un contact direct avec les personnages. On peut à partir de ceci y construire un parallèle avec l'auteur. L'absence de narration implique donc l'absence de narrateur. L'écrivain – scriptor – s'affronte donc directement aux personnages sans passer par le stade de narrateur. Nous avons donc affaire non pas au style de Manuel Puig mais à celui des personnages. A donc lieu un véritable processus de transformation de l'auteur en ses personnages. Et comme la majorité d'entre elles sont des femmes, on peut donc dire qu'il s'agit ici d'une transsexualité performative car non effective et qui doit se réactualiser à chaque fois qu'il incarne un personnage féminin.

Au sein même de la société, on rejette, on hait l'homosexuel parce qu'il devient femme et trahit ainsi sa propre catégorie d'homme qui est à la tête du pouvoir social à travers du biopouvoir de la testostérone. La transgression de genre (pas forcément réelle mais que la société nous faire croire) que suppose l'homosexualité, Manuel Puig la réalise à travers cette narration, c'est-à-dire qu'il parle par Nélida, Mabel et la Raba. Il se plonge dans l'esprit de ces femmes en écrivant des monologues intérieurs, les pensées et opinions, et en exprimant leur points de vue et leurs inquiétudes.
On peut même dire qu'en suivant ce processus, Manuel Puig devient un homme, mais un homme hétéronormé, un homme viril en se mettant dans la peau de Juan-Carlos et de Pancho. Avec ces transformations, l'auteur critique l'impératif de conformité à la norme et le fait que les femmes sont les plus sacrifiées sur l'autel des conventions sociales. Elles sont obligées de suivre les règles imposées et d'accomplir ce qui est socialement prévu.

Manuel Puig, avec Le plus beau tango du monde, a mené à bien une vraie révolution dans la littérature. Il a compris que la construction des rôles sociaux et a fortiori des genres passent par une fabrication sociale. La difficulté de transgresser les lois des comportements normatifs fait que l'individu va adopter un comportement normé. De cette façon, la société reste conformiste et immobile. La transgression des rôles et des genres sexuels peut être une arme pour le changement et pour lutter contre l'intolérance, tout en sachant que c'est par la révolution sociale que s'accomplira la révolution sexuelle. L'auteur transgresse les genres avec un roman contextualisé dans un univers machiste provincial des années 30, ce qui était en plus d'une rupture formelle du livre, une provocation et une volonté de rompre avec l'hétéronormativité des années 60. Par le fait de comprendre l'absence de lien entre sexe et genre et que le genre de chacun correspond à une identité particulière, Manuel Puig est devenu un genre de pré-queer.
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