Mario Bellatin : Une écriture de la mutilation
Réflexions sur Mario Bellatin, Flores.
Un Objet Littéraire Non Identifié ?
Il est des objets littéraires qui, en les
refermant, nous laissent dans un état proche de celui du flottement.
Le lecteur est interloqué, intrigué, troublé. Il ne sait que
penser de ce qu'il vient de lire. Flores
de Mario Bellatin est de ces objets-là.
Chose curieuse, la page de faux titre de l'édition
française fait mention du terme « roman ». Caprice de
l'éditeur contre la volonté de l'auteur ou non, cette indication-là
plonge le lecteur de gré ou de force dans un contrat
synallagmatique. Comme le dit Philippe Vilain :
« Ce supposé détail modifie considérablement, l'air de rien, le contrat de lecture d'un texte : en effet, on ne lire pas un roman comme un récit et l'indication générique « roman » ne manquera pas de susciter une certaine suspicion dans l'esprit du lecteur quand à la véridicité des faits relatés […]. » (1)
Même si la
question ici n'est pas celle de la « véridicité » ou de
la vraisemblance des récits qui constituent Flores,
nous savons a priori
ou a posteriori que
nous nous plongeons dans un roman. La lecture de cet ouvrage nous
offre une succession de récits que l'esprit tente de relier tant
bien que mal, tout en tenant compte de la retenue
« roman » préalablement posée.
Or, dès la
première page qui constitue l'avant-propos à l'ouvrage, Mario
Bellatin nous dit que « l'idée de départ est que chaque
chapitre puisse se lire séparément, comme s'il s'agissait de la
contemplation d'une fleur »(2),
tout en « [construisant] des structures narratives complexes en
se basant uniquement sur la somme d'objets déterminés qui, une fois
réunis, forment un tout. »(3)
Or si justement ces différents récits ne sont, en apparence, pas
liés, nous devons nous intéresser à ce qui les relie, à ce qui
fait que ces récits sont ensemble dans le même livre matériel. Y
a-t-il des points communs, des structures communes, des aspects
récurrents ?
Nous devons poser
le problème de la mutilation comme étant l'élément itératif,
voire récursif du roman. Bellatin explore la thématique du corps
ainsi que ses transformations, impliquant la question de l’identité
et de la transgression implicite. Comment la mutilation des corps
s'imbrique ou non dans ces « structures narratives complexes »,
ces « objets déterminés » que sont les chapitres ;
chapitres qui fractionnent le récit, le rangent, le classifient, le
délimitent. Et nous verrons que la nouvelle forme de narrativité
qu'utilise Mario Bellatin, le récit fragmenté, mutilé,
et sa façon d'agencer les espaces/temps constituent une
transgression en soi du (des) genre(s) littéraire(s). Il est
impossible de ne pas faire de parallèle entre les transgressions à
la norme avec
ces corps mutilés par une
science qui échappe au contrôle de ceux qui la font, avec ces
personnages qui développent des pratiques sexuelles
hétérodoxes, et le spectre de
la théorie queer, point culminant du déconstructivisme, du
post-structuralisme et de la crise du sujet cartésien qu'elle
implique. Une théorie qui déconstruit la conception normative de la
construction des corps et des identités. Voici un outil, un filtre,
une lunette qui peut nous aider à la voir d'une autre focale,
sans avoir la prétention d'aller jusqu'à décrypter
l'œuvre. L'objet de notre étude est donc de tenter de voir si
l'agencement des récits fait écho à l'agencement des corps, et, le
cas échéant, comment. Nous nous intéresserons d'abord aux
personnages dans leur espace/temps, pour comprendre ensuite comment
se met en scène la mutilation et pourquoi est-elle si essentielle,
en terminant sur le pourquoi d'une mise en texte de la mutilation
comme une réponse fragmentée à des réalités qui le sont tout
autant.
Mise
en scène de la mutilation
Si l’on cherche à mettre en évidence quelles
peuvent être les relations entre le texte et le corps (corps entendu
comme un concept généralisant), on pourrait alors déceler le fait
que l’un annonce l’autre. Il existe un dialogue entre la forme du
texte et la forme du corps. On peut parler d’analogie, de
confusion, de trouble entre ce qui est texte et ce qui est
corps. Les textes sont fragmentés, les corps le sont aussi. Le texte
renvoie par réfraction l’image que renvoie le corps. L’auteur
jette ici volontairement le trouble sur le corps à travers de
nouvelles formes d’écritures.
Les corps mutilés
Intéressons-nous dans un premier temps à l’image
des corps dans le roman. Mieux qu’image, on pourrait parler de
représentation. L'Écrivain nous montre les corps des
personnages, dans la plupart des occurrences, dans des descriptions
détaillées, voire détaillistes. Pourtant, Mario Bellatin
n’est pas un écrivain qui se complaît dans ce détaillisme
-là. Il ne s’agit pas d’une écriture faisant profusion de
détails, mais d’une écriture au détail. Les corps sont « au
détail ». On nous décrit des grains de beauté, des
malformations, des massages, des situations, des traitements, mais
tout cela sans aucun jugement. Juste les faits. Les pratiques et
situations ne relèvent ni du Bien, ni du Mal. Elles sont par delà
ces concepts. Sans moraline, dirait Nietzsche. Ce qui se passe
n’est pas immoral. C’est juste amoral. Ou plutôt, sans aucun
jugement.
Et c’est à travers cette écriture blanche et
sans jugement qu’apparaissent deux types de rapports aux corps, au
sein desquels on trouve nécessairement la notion de mutilation..
Une mutilation que l’on pourrait appeler subie,
c'est-à-dire indépendante de la volonté du
sujet, une autre que l’on pourrait appeler volontaire ou
performative.
Les mutilations subies.
L’Écrivain.
Les mutilations subies sont évidentes. On peut
parler de celles du personnage de l’Écrivain et de son frère
jumeau mort peu de temps après sa naissance. Tous deux subissent des
malformations congénitales. Une jambe fait défaut à l’Écrivain,
ce qui le contraint à porte une prothèse, et son frère est né
privé de bras. Ces « absences d’extrémités » font
écho au scandale du thalidomide, médicament utilisé dans les
années 1950 et 1960 comme anxiolytique et anti-nauséeux chez les
femmes enceintes et qui provoquait des malformations sur les fœtus.
Même si l’on doit souligner que ni le nom de la molécule ni la
période durant laquelle ceci eu lieu ne sont cités dans le roman,
on ne peut qu’y penser. La référence est claire, bien que
relevant du non-dit. L’analogie est évidente avec ce mal sans nom
qui ronge lentement et méticuleusement les corps mourants des
personnages de Salón de belleza, tel le café qui, par
capillarité, désagrège le morceau de sucre au fur et à mesure
qu’il monte en lui. L’auteur parle bien sûr ici du SIDA, sans le
nommer. Bellatin décrit donc au détail ces corps meurtris et
raconte les râles que ces individus laissent s’échapper. Les
soupirs s’unissent en et fondent en un pour tournoyer dans la
salle, au-dessus des corps allongés sur le sol, et devenir le râle
du corps mourant qu’est le salon de beauté. Cette
description n’est pas sans rappeler celle de Malraux dans La
Condition humaine quand les militants communistes chinois se
retrouvent concentrés dans un hangar, dans l’attente de leur
exécution :
« Entre tout ce que cette dernière nuit couvrait de la Terre, ce lieu de râles était sans doute le plus lourd d’amour viril. Gémir avec cette foule couchée, rejoindre jusque dans son murmure de plaintes cette souffrance sacrifiée… Et une rumeur inentendue prolongeait jusqu’au fond de la nuit ce chuchotement de la douleur […] »
Le salon de beauté, lieu dédié au culte du corps
beau et de ses artifices devient alors l’endroit de la décrépitude,
de l’abandon et de la décomposition.
¿Qué es lo “nuevo”? © Mario Bellatin
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Les jumeaux Kuhn.
Revenons à notre récit floral. D’autres
personnages ont un corps mutilé. C’est le cas des jumeaux Kuhn,
abandonnés durant leur petite enfance et qui sont dépourvus de bras
et de jambes. Nous connaissons déjà une partie de leur histoire,
mais ce qui peut être intéressant ici est d'étudier l'étiologie
de leur affection. Alba la poétesse raconte qu'ils sont issus d'une
relation incestueuse entre un frère et une sœur. Eux-mêmes
souffraient d'un corps mutilé : ils étaient recouverts de
grains de beauté, jusqu'à des « parties du corps
inhabituelles. » A cette époque, un grand nombre d'habitants
de cette ville était atteint de malformations physiques. Selon un
médecin, ces malformations étaient dues à l'évolution de l'espèce
et donc devaient être considérées comme normales. Cependant, ces
personnes se retrouvaient en dehors de la ville pour rencontrer un
vieillard aveugle qui a le pouvoir de protéger la descendance des
malformations. Viennent le voir beaucoup de personnes mal-formées ou
des couples désireux d'avoir des enfants. L'aveugle fait construire
alors des maisons qui servent d'asile à toute sorte de bossus, de
boiteux ou de borgnes. Il prodigue des soins et conjure les maux avec
des infusions de plantes rares, dont les recettes lui sont dictées
dans son sommeil par un médecin mort. Les parents des deux enfants
(futurs parents des jumeaux Kuhn) les emmènent consulter l'aveugle
au sujet de leurs grains de beauté. Le vieillard les inspecte donc
méticuleusement, et ce sur tout le corps. Il finira par dicter à
celle qui fait office d'assistante qu'il ne connaît pas le mal qui
les atteint, mais que la solution pour qu'ils n'aient pas d'enfants
mal-formés est de se marier et « procréer » ensemble.
Les mutilés du Docteur Olaf Zumfelde et de Madame Henriette Wolf
Au cours du récit du Docteur Zumfelde, nous
apprenons que le médicament incriminé a été administré à des
doses différentes selon les pays, en fonction du niveau de richesses
du pays : l'Allemagne a été particulièrement touchée, les
États-Unis dans une moindre mesure, quand aux autres pays, plus
pauvres, ils n'ont disposé probablement que d'une version frelatée
du médicament, mais n'ont subit que relativement peu de
conséquences.
Le docteur Zumfelde établit la relation entre le
médicament et les anomalies bouleversées chez ces individus
souffrant de malformations. Il assiste à une recrudescence de
nouveaux-nés mal-formés La comparaison va jusqu'à faire le
parallèle avec ce qu'il s'est passé à Hiroshima, et revient alors
dans l'imaginaire des citoyens l'image de la Pietà japonaise (4)
qui représente une femme et son enfant transformés en pétunias.
Suite à l'entretien entre le docteur et Madame Wolf, il décide de
l'embaucher car dit être capable de face à toutes sortes de
scandales. Il lui demande cependant d'oublier ce qu'elle sait de
Gurdjieff et d'arrêter ses recherches personnes sur la Bible. Il
veut remettre en question la science qui selon lui a progressé trop
vite et sans contrôle, ce n'est pas une question de foi. Il examine
les patients avec une règle et un dictaphone. La consultation dure
vingt minutes. Le verdict tombe ensuite pour le sujet : mutant
ou malade. Mme Wolf note le tout dans son carnet et reconduit le
patient dans l'antichambre et l'aide à s'habiller. S'il s'agit d'une
personne affectée par le médicament, le docteur lui rédige un
certificat et elle lui explique les démarches à suivre. Si c'est en
revanche un mutant, c'est-à-dire une personne ayant des
malformations d'origine génétique et non dues au médicament, elle
prend ses distances.
On peut remarquer le plaisir, voire la délectation
que ces deux personnes ressentent à la vue de ces corps difformes.
La déshumanisation est quasi complète. Les patients ne sont jamais
nommés, voire presque jamais nommés comme tel. Ils défilent dans
le cabinet du Docteur en quantités industrielles et le comportement
et le protocole restent strictement les mêmes à leur égard.
Froideur et jubilation. Le désintéressement total vis à vis des
malades trouve peut-être son paroxysme dans le fait que Madame
Henriette Wolf ne fait que se demander ce que signifiera dans la vie
des patients à qui l'on a annoncé que la mutation génétique ou
que le mauvais usage d'un médicament est à l'origine de leur
situation et que le vert des portes du bâtiments ainsi que l'odeur
de géranium pourri soit leur dernier souvenir de ce lieu.
Sentencia © Mario Bellatin
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La mort : une mutilation finale ?
Brian est un personnage qui fait constamment face à
la mort. Il est infirmier dans le service d'oncologie à l'hôpital.
Dans le chapitre des Gardénias, nous voyons qu'il est en contact
avec les corps en putréfaction, idée récurrente (obsessionnelle
?), comme nous l'avons vu, chez Mario Bellatin. Il se souvient des
spasmes qu'eut une « vieille » avant de mourir. Sa vie se
résume plus ou moins à être avec ces corps rongés par le cancer
et à être avec cette odeur, et ce à perpétuité. Situation pour
le moins forte, et peu propice à l'idée d'une pulsion de vie
chez ce personnage. Le fait de fréquenter la mort lui enlève toute
envie d'avoir des enfants. Peut-on considérer le fait de ne pas
vouloir avoir d’enfants comme une envie de mort, ou plutôt comme
une envie de ne pas avoir à se confronter à la mort jusque dans son
foyer ? Il est difficile de répondre du point de vue de Brian
étant donné le peu de détails que nous disposons à son sujet.
Nous ne connaissons rien de sa personnalité. Répondre à cette
question de notre point de vue serait du ressort de la provocation
gratuite et vaine ou d’une complaisance bien-pensante. Là n’est
donc pas la question.
S’ajoute à cela ce que l’on peut considérer
comme une humiliation, celle de devoir porte le tablier violet, celui
propre au service où il travaille.
Son épouse Marjorie lui ment sur la prise de sa
pilule contraceptive et finira par tomber enceinte. Cet enfant naît
malade, atteint par de graves problèmes respiratoires. Il est donc
en quelque sorte également victime de la malédiction s’abattant
sur les autres personnages malades de ce roman. Ses maux ne sont pas
dus directement à une mauvaise médication mais plutôt
indirectement, si l’on tire le raisonnement à son point
paroxystique, du fait de la non prise du contraceptif par la mère.
Enfant non désiré, donc maudit. A un an, l'enfant est victime d'une
grave crise d'asthme. Marjorie appelle Brian, qui l'aide et mobilise
une ambulance. Le nourrisson se retrouve dans un caisson oxygéné.
Brian obtient de l'hôpital la gratuité des frais médicaux et
suggère à son ex-épouse de ne pas réclamer un lit pour
accompagnateur. Brian entre dans la chambre avec une seringue,
injecte quelque chose à l'enfant. Une infirmière le surprend, il
tente de trouver une excuse mais la seringue est bien là. Ils se
battent, elle crie et lui tente de s'échapper, rapidement interpellé
par le personnel de l’hôpital. L'enfant ressort mutilé de cet
attentat : il est nourrit par une sonde et a perdu une grande
partie de son audition. Marjorie se remarie et Brian sait qu'il sera
condamné à mort.
Des mutilations performatives et/ou volontaires
Représentations et mutilation performatives : le corps comme emballage à modeler
L'autre type de mutilation que l'on rencontre au
long de ce récit, c'est une mutilation corporelle volontaire.
L’Écrivain, en menant ses recherches sr les pratiques sexuelles
alternatives, rencontre celui qu'il surnommera l'Amant Automnal, un
travesti qui est attiré par les personnes âgées. Nous rencontrons
ce personnage lors du chapitre des jacinthes où nous découvrons
Hell Kitchen, quartier de la ville où se retrouvent les alternatifs,
drag queens, drag kings, femmes attirées par les homosexuels,
etc.
Peut-on parler de mutilation volontaire ?
Pourquoi pas. Mutilation performative, oui. Le travestissement est
une altération, une modification du corps. Il ne faut cependant pas
entendre ici la mutilation comme étant quelque chose de négatif. Le
travestissement est une modification du corps originel mais qui
dénote un processus (achevé ?) de réappropriation de celui-ci. Le
corps que l'on peut modeler devient comme le corps linguistique ou
textuel : un terrain de jeu. Le corps est un objet pour l'objeu
et l'objoie, un objet, tout comme l'identité de genre, fluctuant, un
être flottant qui se modèle en fonction de l'expérimentation
qu'est-ce l'existence.
L’Écrivain
Le personnage de l’Écrivain est intéressant
pour le rapport qu'il entretient avec son corps. Sa jambe
orthopédique n'est pas une simple prothèse pour palier l'absence
d'un membre, c'est un objet d'ornement, un bijou corporel, une
extrémité en plastique mais ornée de « pierres fantaisies
[disposées en forme de trèfles.] »(5)
Il joue avec, il a une relation sensuelle avec sa prothèse. Il la
laisse à l'entrée de la mosquée(6),
et ne la met pas pour les séances de transe(7).
Le narrateur cite page 101 un passage du Diario de un hombre común
de Tanizaki Yunichiro où cet auteur dit que l'absence de son membre
inférieur n'est pas un réel problème pour lui et ce probablement
parce que son inconscient n'en a pas conscience. Il
fait en revanche des rêves dans lesquels il accomplit diverses
prouesses : athlétisme, danse, escalade, selon lui, il s'agit
de la clé pour commencer le processus thérapeutique. Ce stade de
réappropriation du corps entre dans un processus d'empowerment,
de prise de conscience de soi, de son corps, pour pouvoir le mettre
en scène et jouer de sa faiblesse pour en faire une force.
Affirmer la transgression à la norme
que constitue sa mutilation.
L’Écrivain a
longtemps souffert d'un traumatisme de jeunesse, notamment de
l'humiliation qu'a été son passage à l'émission de télévision
avec sa mère. Les caméras faisaient des gros plans sur sa jambe
pour inspirer la pitié. Il se sentait nu sans sa prothèse, mais
plus depuis sa conversion à l'Islam et sa pratique de la transe.(8)
C'est par ce processus que ce personnage a (re)trouvé sa potentia
agendi spinoziste, sa volonté
de puissance nietzschéenne, son
agency butlérienne.
Là est le performatif. Performatif car l'identité fluctuante du
personnage se réactualise à chaque occasion qu'elle est sollicitée,
et performance comme
forme d'expression artistique. C'est ce que nous retrouvons dans les
shickers, ces séances
où l’Écrivain et les autres fidèles atteignent un état de
transe dans leur rituel religieux. La transe pose en revanche la
question de la subjectivité : être habité par une divinité
est comme une mise en question de l'égocentrisme et des relations
sociales, mais qui s'actualise
par le biais de la performance.
L'Amant Automnal
Las urbes contemporáneas
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Les performances des Autels
Ces Autels, lieux reclus mais ouverts, sont
l'espace de sexualités que nous allons qualifier d'alternatives,
bien que ce mot ne soit 'en définitive qu'un raccourci langagier
grossier. Nous avions vu que ces séances étaient l'occasion de
performances des jumeaux
Kuhn, qui sont si intenses que les gens prennent leurs distances ou
encore d'adultes qui décident, par exemple, d'incarner des enfants
afin d'être maltraités par des parents.
Ce sont donc des différents rôles sociaux que les personnes
choisissent d'adopter
en montant sur scène. On n'est plus la même personne tout en
restant la même. Ce constat confirme a priori
ce que propose la théorie queer.
La religion : une mutilation de l’esprit ?
La extrañeza © Mario Bellatin
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Le réunions sexuelles clandestines s'appellent des
« Autels », ce qui n'est pas anodin. Ce que pourtant la
morale religieuse judéo-chrétienne refuse (ainsi que la
superstructure dans son entièreté) ou condamne, est pratiqué d'une
façon rituelle, quasi
religieuse.
Les individus pratiquent des rites qui les
dépassent, sans les comprendre. Leur but est d'atteindre une/la
transcendance. La présence de la magie, du domaine du sacré est
donc un élément fondamental de ce livre. Mais nous pouvons penser
que dans le rituel, religieux ou non, l'on peut trouver une lutte
contre l'acharnement du destin, et donc trouver au sein des
différentes pratiques du désir, de la possibilité de désir et de
plaisir, et ce, malgré la mutilation.
Par delà le bien et le mal
Tout ce que nous venons d'énoncer, d’annoncer
soulève inexorablement des questions éthiques. Or, dans Flores,
Mario Bellatin ne propose pas de regard éthique, ni moraliste. Il
n'y a manifestement pas de jugement face aux corps mutilés à cause
de cette catastrophe industrialo-sanitaire, ni dans les différentes
pratiques des personnages. Le style blanc, sur
lequel nous reviendrons plus tard, offre un regard réaliste,
tragique, c'est-à-dire qui considère la réalité tel qu'elle est,
qui ne laisse pas présager de jugement sur les actes. Ce qui se
passe n'est ni bien,
ni mal, c'est bon.
C'est bon parce que cela est.
Nous pouvons formuler l'hypothèse d'une éthique utilitariste
au-delà du bien et du mal comme concepts moraux universaux fondées
sur des relations contractuelles entre les personnes pour chercher le
bon pour chacun et le plaisir qui y est corrélé, pour construire un
hédonisme social, mené par le bon démon (εὐδαιμον) du
plaisir et du bien-être collectif, tout ceci par un contrat sexuel
ou contre-sexuel (Preciado: 2003) fait sur le consentement comme base
inaliénable. « Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à
toi ni à personne. Voilà toute morale » disait Nicolas de
Chamfort. C'est un un mode de vie en dehors de toute domestication :
il faut jouer avec les apparences, par des actes transgresseurs, par
l'émancipation sexuelle et par la réappropriation des corps pour en
faire un terrain de jeux sexuel. La transgression est le mot clé et
central.
Mise en texte de
la mutilation
Un livre brisé
La formule est bien sûr celle de Serge Doubrovsky
(1989.) Mais nous voudrions considérer ce mot selon son sens
premier. C'est à dire celui de morcellement, de fragmentation, de
mutilation. Selon Mounir
Laouyen, « La notion de fragmentarité
porte atteinte à l'exigence classique de l’œuvre fondée sur la
perfection, la cohérence et l'achèvement. »(10)
Et toujours sur cet aspect, il ajoute que « la notion de
fragment se justifie par une volonté de confondre les genres, de
perturber les horizons d'attente puisque que le fragment [est]
autotélique. »(11)
Dans ces deux citations, nous retrouvons une partie de l'ambition
initiale de Mario Bellatin, celle qui est citée dans l'avant-propos
de l'ouvrage : l'auteur fait référence à une antique
technique sumérienne de « structuration du récit » dont
les fragments ont un but essentiellement contemplatif. Le but donc de
ces récits fragmentés est de ne pas constituer un récit narratif,
c'est-à-dire qui raconte,
un récit global et romanesque, avec le schéma actanciel de rigueur.
C'est bien d'expérimentation contemplative dont il s'agit ici, à
travers de nouvelles formes de narrativité, de structures complexes
liant astucieusement réalité(s) et fiction(s), dans lequel on
trouve un rapport sensuel à l'écriture : une beauté nue, crue
du style de Bellatin, qui est proche du style blanc
d'Albert Camus dans L'Etranger.
Il y exprime les
sensations de manière subjective : Meursault sent des choses
(la chaleur du soleil, par exemple) mais ne ressent rien. Pas de
sentiments. Camus fait une décomposition de la réalité pour la
transformer en fragments. Il
en va de même dans Flores.
D'une phrase à l'autre, on change de perspective, de sujet. La
fragmentation du récit permet la création d'interstices qui servent
de zones de transition où se croisent des êtres hétérogènes. Là
est la sensualité.
Flores
est une fantaisie florale, une écriture en herbier. Chaque chapitre
fixe sur papier glacé un instantané, une fleur du mal séchée,
destinée à être ainsi conservée et contemplée. Ce classement
constitue « un ordre conventionnel, arbitraire et par
conséquent rebelle à la transcendance et peu perméable au sens. »(12)
Cette anacoluthe narrative soulève un paradoxe, celui entre le récit
mutilé et la prolifération du récit. Le récit semble se
construire et se suffire à lui-même. Les différents épisodes ont
l'air d'être des unités détachées, qui évoluent en parallèle,
mais qui se contaminent parle fait qu'il se suivent physiquement,
c'est-à-dire non pas qu'ils forment une suite narrative cohérente,
mais simplement qu'ils sont présent dans le même ouvrage en papier
et que la page de l'un côtoie la page de l'autre. Et c'est par cette
présence simultanée que le lecteur va tisser les liens, des
analogies entre les récits. Nous pouvons donner deux exemples qui
illustrent ce propos. Le premier n'a aucune valeur scientifique,
c'est une erreur de lecteur, mais erreur qui est intéressante. Avant
d'apprendre vers la fin du livre que le frère de l’Écrivain était
mort en bas âge, nous croyions que les jumeaux Kuhn étaient
l’Écrivain et son frère. Il s'est rapidement avéré que non.
Mais ceci montre pourtant qu'inconsciemment, nous cherchons, et faute
de trouver nous inventons, des liens pour donner une cohérence, une
logique à ce que nous lisons, probablement par déformation
professionnelle tant
l'imprégnation mentale est grande : les classiques
littéraires sont de grandes
histoires, et nous avons été éduqués à cela. Pourtant, les
histoires ne font plus
partie des problématiques majeures de la littérature postmoderne,
ou du moins de la littérature bellatinienne. Le second exemple est
celui de cet homme auquel il est fait allusion au début du récit de
Brian et Marjorie qui est condamné à mort pour avoir inoculé le
virus du SIDA à son fils, et auquel il est de nouveau fait allusion
au dernier Autel qui a lieu en hommage à lui. Ce n'est qu'à la fin
que nous pouvons comprendre que cet homme n'est que Brian lui-même
et que sa propre fin intervient avant le début de son histoire.
C'est au lecteur de comprendre et de faire le lien entre les
différents éléments, l'auteur ne donne pas d'autres indications.
Nous avons donc affaire à un objet expérimental fragmenté, privé
d'ordre et de sens, mutilé, inachevé, inconstitué, qui se veut un
rappel littéraire de L’Épopée de Gilgamesh
ou encore peut-être des Fleurs du mal
de Baudelaire, dans cette fascination pour la transgression de
frontières érigées par la société et pour la mort. La beauté
des corps mutilés est la même beauté que la Charogne (13).
Après tout, il n'y a pas de
génération spontanée.
Un « livre sur rien » ?
« Ce
qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur
rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même
par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue
se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou
du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les
œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière.
[…] C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et
qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se plaçant au
point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant
à lui seul une manière absolue de voir les choses. »(14)
Flores
de Mario Bellatin est-il un livre sur rien ?
Un livre qui, selon Gustave Flaubert, à qui nous empruntons cette
expression, « se tiendrait de lui-même par la force interne de
son style. » Nous pouvons en effet nous interroger sur le
caractère autotélique de cet ouvrage. Ce livre, malgré ses
mutilations, tout comme les jumeaux Kuhn, se suffit à lui-même.
Théophile Gautier et les parnassiens proclamaient « l'art pour
l'art ». L'art est utile parce qu'il est art. Permettons-nous
un parallèle avec l'écriture de Bellatin. Une écriture qui trouve
sa fin en elle-même, qui modèle le langage comme une matière ou
qui procède par « bouffées de langage. »(15)
Le modelage du récit rejoint le modelage du corps.
Ou encore, nous
pouvons voir en elle sans fin. Sans fin car sans but, et sans fin car
ne trouve de limite qu'en la fin matérielle du livre. Par question
d'un they
lived happily and had many children
ou d'un quelconque to be continued.
Non, l'écriture s'arrête parce que l'auteur pose son crayon. Il
écrit pour écrire, comme on façonne une matière pour la convertir
en sphère parfaite, sans aspérités. La narration est sans but mais
elle raconte
constamment. Le récit tourne en rond,
sans jamais arriver nulle part ; c'est une transe en soi et rappelle
celle que pratique l’Écrivain. L'écriture par la transe remet en
question la notion même de subjectivité : la personne de
l'écrivain est comme habitée d'une force transcendantale qui le
pousse à écrire. Tout s'arrête brutalement à la fin du processus
d'écriture. Il n'y a pas de fin de l'histoire, vu qu'il n'y a pas
d'histoire. La fin du roman correspond à la fin du processus. La
dernière phrase du roman (sans prendre en considération le dernier
paragraphe non chapitré qui peut faire office d'épilogue)
« L''Écrivain commence à marcher sans prêter attention au
bruit. »(16)
peut rappeler le desinit de
Huis clos de
Jean-Paul Sartre « Eh bien, continuons. »(17).
Les personnages savent qu'ils sont là pour l'éternité. « Pour
toujours, mon Dieu que c'est drôle ! Pour toujours ! »,
s'écrie Estelle. Une éternité qui n'est pas nécessairement
linéaire, mais qui peut être cyclique. Un éternel
recommencement en
quelque sorte.
Flores, une autofiction ?
Nous ne pouvons ne pas poser la question de la part
d'écriture de soi que l'on trouve dans ce roman. L'autofiction,
définie par Serge Doubrovsky et cité par Philippe Vilain, est une
« fiction, d'événements et de faits strictement réels »,
c'est-à-dire que les faits, les événements impliquent les
personnages et l'auteur dans la question de l'écriture de soi, à la
frontière entre l'autobiographie et l'autofiction. Philippe
Gasparini parle d'une « aventure du langage » et aussi de
l'autofiction comme :
« Texte autobiographique et littéraire présentant de nombreux traits d'oralité, d'innovation formelle, de complexité narrative, de fragmentation, d'altérité, de disparate et d'autocommunautaire qui tendant à problématiser le rapport entre l'écriture et l'expérience. »(18)
L'important ici n'est pas vraiment la volonté
autobiographique, mais « le rapport entre l'écriture et
l'expérience ».
Et si c'était lui ?
L'autofiction est un genre littéraire à la mode.
Les auteurs se mettent en scène dans des récits fictifs. Soit. Mais
ce qui caractérise ces récits, c'est qu'ils sont écrits à la
première personne. Or, ici, pas de première personne. Le narrateur
est à peine présent. Il apparaît en parlant de « l’Écrivain
qui est au cœur de ce
récit »(19),
mais sans rien dévoiler sur ce qu'il incarne. Il n'y a que des
récits à la troisième personne, ce qui permet au texte de
« s'inscrire dans une dimension transpersonnelle supérieure. »(20)
Chacun des personnages de Flores
serait une partie, un fragment de l'auteur. On est dans le droit d'y
penser, tout particulièrement quand on remarque les similitudes
entre l’Écrivain et Mario Bellatin : la prothèse, l'absence
d'un membre, le thalidomide, le métier. L'auteur serait donc présent
par rhizomes au sein de tout son récit et de tous ses personnages.
Cette pratique autofictionnelle « semble se démarquer des
autres gens par sa capacité autoréférentielle, à proposer avant
et contre tout une réflexion sur l'écriture, un roman sur
l'écriture, […] plus centrée sur son fonctionnement interne que
sur l'histoire qu'elle raconte et qui n'est, pour elle, que le
prétexte et de l'occasion de s'immerger dans le romanesque. »(21)
L'écriture de soi pratiquée ici est également
une performance, une réflexion méta-littéraire, impliquant non
seulement la réactualisation de concepts littéraires mais aussi la
désécriture de soi, une fragmentation qui passe par le corps et
sème le trouble sur les éventuelles frontières entre
l'autobiographie, l'autofiction et la simple performance artistique.
CONCLUSION
« Ce que cache mon langage, mon
corps le dit.
Mon corps est un enfant entêté, mon langage est un
adulte très civilisé…»
Roland Barthes, Fragments
d'un discours amoureux.
Ceci était l'occasion d’entrouvrir des
portes, d'envisager des axes d'analyses sur ce fragment de la
production littéraire de Mario Bellatin. Nous avons tenté de
déceler des liens entre les différents récits. L'hypothèse de la
mutilation comme point autour duquel tout s'articule paraît tout à
fait probante. Les corps représentés sont des corps hors-norme. Des
corps marginalisés ou exclus véhiculent nécessairement un message
politique. La construction et déconstruction des corps dans Flores
peut être analysée par le filtre de la théorie queer, qui nous
offre des outils performants pour comprendre quels peuvent être les
mécanismes normatifs de la société et comment ceux qui ne s'y
plient pas se retrouvent marginalisés. C'est par la prise de
conscience de la situation de chacun, par l'empowerment
que la différence s'affirme et devient une force, une volonté
de puissance dont le but est la
recherche de la vie et du plaisir. Il s'agirait donc d'une
problématique essentielle pour notre auteur, problématique qui va
semble-t-il bien au-delà de la simple production d'objets
littéraires. Nous
pourrions même aller jusqu'à considérer ses récits
comme des performances littéraires indépendantes les unes des
autres. La voie qui s'ouvre à nous est donc une qui associe les
problématiques de la littérature contemporaine latino-américaine,
tout en voyant comment Mario Bellatin s'inscrit en elles, et les
pratiques artistiques postmodernes et qui passent, entre autre, par
une déconstruction des corps et une esthétique inhérente à la
théorie queer. Nous nous proposons donc un travail plus ambitieux
que ce qui n'était en définitive qu'une
introduction, un premier contact, une mise en bouche de l’œuvre
bellatinienne.
Les photos sont extraites de la revue El coloquio de los perros et n'ont comme but que celui d'illustrer. Les ayants droits peuvent exiger leur retrait.
Les photos sont extraites de la revue El coloquio de los perros et n'ont comme but que celui d'illustrer. Les ayants droits peuvent exiger leur retrait.
1VILAIN,
Philippe, L'Autofiction en théorie, Les Editions de la
Transparence, 2009.
2BELLATIN,
Mario, Flores, 2001, Barcelona, réed. Anagrama, 2004, p.8.
La traduction est de Chrystelle Frutozo, Albi, Editions Passage du
Nord/Ouest, 2004.
NB : sauf indication contraire,
toute traduction d'extrait du roman est de notre fait.
3Ibid.
4http://www.ajapanesebook.com/2010/04/miyata-masayuki-nihon-no-pieta-1981.html
5BELLATIN,
Mario, op cit, p.23
6Ibid.
7BELLATIN,
Mario, op cit, p.22
8BELLATIN,
Mario, op cit, p.94
9BELLATIN,
Mario, op cit, p.58.
10LAOUYEN,
Mounir, « Le livre brisé de Roland Barthes », Fabula,
la recherche en littérature, [en ligne],
http://www.fabula.org/forum/barthes/34.php,
(consulté le 01/09/2011)
11Ibid.
12Ibid.
13BEAUDELAIRE,
Charles, Une charogne, « Spleen et Idéal », Les
Fleurs du mal, 1957,
14FLAUBERT,
Gustave, « 16
janvier 1852 », Lettres
à Louise
Colet,
Paris, Magnard, 2003.
15BARTHES,
Roland, Fragment d'un discours amoureux, 1977.
16BELLATIN,
Mario, op. cit. p.115.
17SARTRE,
Jean-Paul, Huis clos, 1943.
18GASPARINI,
Philippe, Autofiction. Une aventure du langage. p.131.
19BELLATIN,
Mario, op cit, p.93.
20VILAIN,
Philippe, L'autofiction en théorie,
p.46.
21VILAIN,
Philippe, op cit, p.48.
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