Philippe Besson, Les Passants de Lisbonne, Julliard, 2016.
Un roman qui chante du fado.
Philippe Besson est écrivain,
romancier, dramaturge et scénariste. Un auteur fin. Un auteur
sensible. Un auteur vrai, mais surtout un vrai auteur. Dont on a
terriblement besoin.
Après Vivre vite, publié en 2015, à
l’occasion du 60ème anniversaire de la mort de cette étoile
filante que fut James Dean, il nous propose son 16ème roman. On
quitte les États-Unis pour le vieux continent, et un vieux pays, et
surtout une vieille ville, ni heureuse, ni triste, comme ses
habitants, une ville à l’aura bleue-noire, aux rues désuètes, au
tram jaunes et leur sièges en bois, une ville de souffrance et
d’espoir, incarnation de la saudade par antonomase, une épine
douce et amère. Lisbonne. Les Passants de Lisbonne, publié aux
éditions Julliard, le dernier roman de Philippe Besson.
Je regarde Marguerite Duras en levant les yeux.
Alex Mathiot : On vous a comparé
parfois à Marguerite Duras, avec votre écriture épurée, mais
aussi sur votre aspect d’écrivain de l’intime. Est-ce que pour
vous cette écriture de l’intimité est un credo littéraire ?
Philippe
Besson : C'en est un pour moi. Évidemment, je me définis comme un
écrivain du sensible, du sensoriel, de la sensualité, un écrivain
du lien. Ce qui m'intéresse, c'est ce qui rassemble les êtres et
qui parfois les désunit. L'envie d'être ensemble et la nécessité
de se séparer ou, par rapport aux disparus, le manque, l'absence. Ce
sont des choses qui, je pense, apparaissent au fil de mes livres.
Pour autant, la comparaison avec Duras me parait un peu trop
flatteuse. J'ai une admiration folle pour Marguerite Duras, c'est un
des écrivains majeurs du XX° siècle, je la regarde en levant les
yeux et donc je ne peux pas prétendre jouer dans la même catégorie,
dans la même division. Mais effectivement, sur l'écriture épurée,
sur le désir de s'intéresser au plus près aux êtres, j'imagine
qu'il y a un peu de cousinage ou de voisinage entre elle et moi.
Dans votre précédent ouvrage, Vivre
vite, vous faisiez le portrait à plusieurs voix de James Dean,
acteur vite propulsé dans la lumière, et dont la vie fut fugace,
un feu d’artifice, mais vous l’avez dépeint non pas du point de
vue de la célébrité, celui que le public a, mais du point de vue
intérieur, intime, encore... On retrouve cette volonté là.
Ce qui m'intéressait, c'était moins de parler de l'icône ou de
l'idole que de parler du jeune homme. J'avais l'impression qu'on
savait beaucoup de choses sur le jeune homme sur grand écran, la
moue boudeuse, sur les trois films, sur la mort prématurée, mais
surtout l'impression qu'on ne savait pas grand chose sur le garçon,
l'adolescent qu'il avait été, sur les années qu'il a traversées
avant la gloire. Je me suis intéressé à cela et je me suis rendu
compte que c'était un garçon inconsolable de la disparition
prématurée de sa mère, dans le même mouvement il est abandonné
par son père qui n'a pas les moyens de l'élever et qui le renvoie
dans son Indiana natal où il va être élevé par un oncle et une
tante. Il est vrai que ça m'intéressait de raconter ce parcours-là
et de le faire à travers un roman choral. Je me suis rendu compte
en lisant plusieurs biographies que les gens disaient qu'ils ne le
connaissaient pas vraiment, qu'il était passé si vite dans leurs
existences, comme une étoile filante comme vous le disiez. Si je
voulais dresser un portrait total de James Dean, il fallait que
j'accumule les témoignages. Alors, j'ai inventé ou pastiché une
trentaine de voix qui s'expriment à son sujet et qui racontent un
James Dean intime, un James Dean de l'intérieur avec ses fêlures,
avec ses blessures, avec ses doutes, avec ses inquiétudes, avec son
arrogance, avec son insolence, avec son mal-être, avec cette espèce
de course à l'abîme qui caractérise toute son existence.
Dans les documentaires que l'on nous montre à la télévision où
on raconte un disparu célèbre, il y a toujours des survivants qui
parlent d'un mort. J'ai eu envie de garder le dispositif, mais en
l'inversant : le mort parle lui-même au présent de l'indicatif,
inconscient du sort qui l'attend, et les autres gens qui parlent
sont des morts et semblent s'exprimer d'une sorte d'outre tombe,
avec une pré-science : on connait la fin de l'histoire et on vous la
raconte.
Venons-en à votre actualité, Les
Passants de Lisbonne, publié aux éditions Julliard. Un roman
absolument bessonien. Lisbonne est le témoin d'une rencontre :
Hélène et Mathieu sont tous deux en errance dans un hôtel de la
ville. Perdu et solitaire car chacun porte le poids d'une
disparition. Le mari d'Hélène est mort dans un tremblement de
terre alors que Mathieu subit la rupture de son couple... Même si
leur souffrance n'est pas comparable, ils vont tous deux écouter,
parler et finalement panser les blessures de l'autre. Ce sont deux naufragés de l’existence, en somme.
Naufragés... Une expression qui me va bien. On a l'impression
qu'ils étaient sur le même bateau, que le bateau a coulé et
qu'ils sont comme ça ballottés sur les flots, et qu'ils cherchent
une planche de salut et ils vont comprendre que leur planche de
salut, c'est l'autre. Ils vont s'étreindre comme des naufragés
pour essayer de se sauver l'un l'autre et de revenir vers la terre
ferme. Ce sont des gens qui effectivement ont vécu un traumatisme
très violent, la perte de l'être aimé ; ils sont démunis,
désorientés, désemparés. Ils ne se connaissent pas, ils sont
tous les deux à Lisbonne pour des raisons différentes, mais sans
se connaitre, ils vont se reconnaitre. C'est comme si l'un voyait en
l'autre son propre chagrin, une sorte d'effet miroir de leur propre
tristesse, et c'est ce qui va les rapprocher. Mathieu, voyant cette
femme triste dans le hall de cet hôtel va s'approcher d'elle et va
lui demander ce qu'elle fait là...
Ces personnages, deux solitaires,
l'un s'assoit à côté de l'autre, ils se parlent, ils se livrent,
ils s'ouvrent. Ce sont des passants car leurs deux vies se
croisent, et ils se promènent dans cette ville que vous décrivez
à la perfection. Et ces personnages sont dans la souffrance. Cette
souffrance, vous avez choisi de l’associer à Lisbonne.
Je trouvais que c'était un écrin formidable pour accueillir cette
forme de souffrance, le manque issu de la disparition, la morsure
de la disparition. Lisbonne est une ville très marquée par la
mélancolie, par la fameuse saudade. Il y a quelque chose de
profondément nostalgique, une tristesse dans laquelle baigne cette
ville. Et en même temps, il y a, le soir venu, dans les quartiers,
la vie qui rejaillit. Et je me suis dit, au fond, faire son deuil,
c'est cela. C'est à la fois connaitre toutes les états du
chagrin, et c'est revenir vers les vivants et être dans une forme
de résurrection. Lisbonne, c'est cela, c'est un mélange de la mort
qui rôde et de la vie qui revient. Par ailleurs, ça faisait
longtemps que j'avais envie d'écrire sur Lisbonne, qui est une
ville que j'aime profondément, c'était l'occasion enfin de parler
d'elle, et d'en faire un personnage à part entière du roman.
Hélène et Mathieu y déambulent beaucoup, il lui fait découvrir
la ville, il lui prend la main et il l'emmène dans les rues de
Lisbonne.
Est-ce que Lisbonne et l’ambiance
qu’elle dégage, que vous transcrivez avec votre sens acéré des
atmosphères, tel un troisième personnage de votre roman, est
aussi en souffrance ?
Lisbonne est un personnage. Souvent, j'écris mes livres à la
première personne du singulier et au présent, ce qui fait que je
deviens le personnage central de l'histoire. Ici, je ne voulais pas
le faire. Je voulais qu'il y ait une espèce d'équivalence entre
Hélène et Mathieu, raconter leur deux chagrins. Donc il y a un il
et un elle. Et de fait, le vrai narrateur, c'est Lisbonne. C'est
celui que j'ai le mieux investi. J'écris presque du point de vue
de la ville. Elle est très présente et j'espère que ceux qui
lisent le livre sentent les atmosphères, les façades presque
écroulées, les rues pavées, le grincement des tramways,
la lumière blanche sous le soleil l'été, la présence du Tage, la colline. Tout cela est présent dans le livre. C'est une ville qui est marquée par une douleur intime, mais cette douleur est toujours corrigée par une sorte d'infatigable espérance par la volonté de s'en sortir malgré tout : comme si on nous envoyait des épreuves, mais qu'on allait les surmonter. Lisbonne est métaphorique de cela.
la lumière blanche sous le soleil l'été, la présence du Tage, la colline. Tout cela est présent dans le livre. C'est une ville qui est marquée par une douleur intime, mais cette douleur est toujours corrigée par une sorte d'infatigable espérance par la volonté de s'en sortir malgré tout : comme si on nous envoyait des épreuves, mais qu'on allait les surmonter. Lisbonne est métaphorique de cela.
C'est cela en définitive la saudade. Ce n'est pas une simple tristesse, c'est aussi un espoir de jours meilleurs.
C'est danser au dessus d'un volcan. On
est au-dessus du volcan et on voit bien que c'est un gouffre et
qu'on pourrait y être englouti, mais en même temps, on danse. On
est encore heureux, on est encore joyeux et on peut espérer être
dans une forme de légèreté et d'insouciance. Quand vous allez
dans la Bairro Alto, dans le Chiado, à Alfama, il y a des petits
cafés un peu partout, il y a de la musique dans les rues, il y a
des gens qui trinquent, qui crient, qui chantent, qui dansent, qui
s'amusent, et qui essaient d'oublier leur propre tristesse.
D’ailleurs, en lisant vos pages, on
entend le fado de Lisbonne. Cette musique aux guitares et à la
voix pincée, le fado, fatum, le destin, la fatalité. C'est ce que
subissent les personnages. Un deuil et une séparation inévitables.
Et leur rencontre, « c'est la magie de la ville qui a tout
organisé ». Ils se sont croisés par hasard, ils sont les deux
dans la fatalité et de fait Lisbonne est le meilleur des écrins
pour les accueillir.
Absolument. C'est la magie de la ville qui a fait qu'ils se
rencontrent. Ce sont des gens guidés et écrasés par le destin.
Hélène, en voyant les images d'un ville qui s'écroule à la
télévision, en direct, elle réalise que c'est la ville où se
trouve son mari. Il y a une sorte de destin qui est en marche qui
est absolument terrible. Et c'est par le fait qu'ils se trouvent là
les deux au même moment par le plus grand des hasards qu'une
rencontre va être possible et c'est cette rencontre qui fait
qu'une espérance et une résurrection va être possible. Chacun a
choisi un mode opératoire une peu différent : elle est à
Lisbonne dans une forme d'enfermement, de claustration, de solitude
; lui a choisi les nuits fauves de Lisbonne, l'égarement,
l'ivresse, la multiplication des rencontres, les corps chaque nuit
différents, et ils vont se rendre compte l'un et l'autre que cela
ne règle aucun de leur problèmes et que finalement c'est en se
parlant, en mettant des mots sur ce qui les a fracassés qu'ils
vont peut-être réussir à s'en sortir. C'est aussi Lisbonne qui
libère la parole.
Vous apportez un concept très
lisboète, celui de l'exil. Le Portugal est un pays qui a énormément
souffert par son passé politique, sa situation économique. L'exil
est donc intrinsèque à ce pays. D’ailleurs vous faites dire à
Mathieu qu’il est là pour une vacance, pour faire le vide. “C’est
curieux comme on compte sur les exils pour régler nos névroses et
comme on doit convenir rapidement qu’ils ne règlent rien. Au
mieux, ils apaisent des névralgies.”
Bien sûr. Elle décide de quitter
Paris car c'est là qu'elle a appris que son mari était mort et
elle se dit qu'ainsi elle va quitter la souffrance. Sauf que la
souffrance n'est pas un bagage que l'on laisse en consigne à
l'aéroport, on l'emporte avec soi. Et elle le découvre quand elle
arrive à Lisbonne. Cependant, il faut partir pour savoir cela. Ce
ne sont pas les lieux qui changent les choses, c'est comment par
notre courage ou notre détermination on arrive à surmonter le
deuil qui nous accapare.
J'avais, en lisant votre roman, en
tête cette citation de Fernando Pessoa, dans le Livre de l’intranquillité, qui dit que « Les maux de l'esprit,
malheureusement, font moins souffrir que ceux de la sensibilité,
et ceux-ci moins que ceux du corps. Je dis « malheureusement »
parce que la dignité humaine demanderait l'inverse. Aucune
sensation angoissée du mystère ne peut faire souffrir comme
l'amour, la jalousie ou le regret, ne peut suffoquer comme une peur
physique intense, ou transformer comme la colère ou l'ambition. »
Je trouve qu'elle résume absolument tout ce que vous venez de
dire.
Absolument. Et Pessoa m'a beaucoup accompagné dans l'écriture du
livre parce que c'est vrai qu'il est comme une espèce d'ombre
portée. Vous ne pouvez pas écrire sur Lisbonne sans penser à
lui, sans être porté par lui, à la fois sa rêverie, sa
mélancolie, son désespoir. Il a été le premier grand passeur de
l'âme portugaise, celui qui a parlé le mieux de Lisbonne,
personne jamais ne parlera aussi bien d'elle que l'a fait lui. Son
fantôme est encore dans la ville. Il y a même des pochoirs sur
les murs de la ville, il y a des statues. Il est consubsentiel à
cette ville. Je ne pouvais pas ne pas le citer.
Merci à Philippe Besson.
Écouter l'intégralité de l'entretien sur Radio Shalom Besançon :
Propos recueillis par Alex Mathiot © Radio Shalom Besançon 2016